« La Philosophie du Bonheur »

 

Qu’est-ce que je veux donc dire lorsque j’affirme que je suis heureux ! Comment vous faire  comprendre cette simple phrase «je suis heureux» ?
Un vrai défi, sans nul doute ! Mâtiné d’un peu  d'inconscience aussi ! 

« La Philosophie du Bonheur » 


Ou : « Le franc maçon vient-il chercher le bonheur en Loge ? »


«Le bonheur, en partant, m'a dit qu'il reviendrait». Jacques PRÉVERT (1900-1979) 
(Annexe 4)

Le bonheur s’affiche partout ! Ou plutôt, ce que l’on voit fleurir à la devanture des librairies, ce  sont des dizaines d’ouvrages censés vous permettre d’atteindre cet état de bien être sans lequel  point de salut pour votre vie, votre équilibre, votre santé, votre travail, votre vie de couple, etc...  Au-delà de ces livres, qui se vendent très bien, preuve que le sujet interpelle, voire intéresse, des  organismes se sont créés autour de cette notion de bonheur et de la nécessité de lui donner une  plus grande place dans nos vies. On comprend d'autant mieux cet engouement que l'idéologie du  progrès n'a pas tenu ses promesses d’un monde meilleur et que l'optimisme collectif semble  déserter chaque jour davantage nos sociétés.

La promesse des américains à l’aube des années 50  du siècle dernier «to make the world a better place to live in» n’a produit qu’un monde  consumériste. 

Exemple de cet engouement pour le concept du bonheur : en 2011 une association à but non  lucratif a été fondée, sous le nom de «La Fabrique Spinoza», avec comme vocation d’être le  mouvement du bonheur citoyen et se donne pour mission de replacer le bonheur au cœur de nos  sociétés.. Rien de moins ! 


Deux idées motivaient les fondateurs :

 

D’une part le bonheur est un sujet essentiel pour tous mais rarement explicitement ; D’autre part si des connaissances scientifiques existent sur le bonheur elles sont peu  diffusées. 


Je suis de près les travaux et l’évolution de cet organisme qui se compose aujourd’hui de trois  entités : l’Observatoire, qui a pour vocation de produire des savoirs pour inspirer la société, la branche Actions qui accompagne et guide les organisations dans leurs transformations (missions  de conseils, formations, conférences, etc.) et les « passeurs du bonheur », ensemble de bénévoles  qui agissent dans les territoires pour amplifier le mouvement. Cette communauté de citoyens  pluridisciplinaires et engagés civiquement mais non partisans politiquement, agit sur le terrain en  faveur du bonheur citoyen dans les domaines du travail, de la santé, de la démocratie, de l’éducation, de la fraternité, de la richesse, etc.  

Ce n’est pas la seule initiative dans ce domaine. Que dire de la création des postes de «Chief  Happiness Officer» ou de «Happiness Manager» (manager du bonheur), dans les entreprises…  innovation tout droit venue de la Silicon Valley ? 

Bref, le développement du bonheur se vend tous azimuts ! 

On peut regarder ce mouvement avec condescendance, sur le mode «comment peuvent-ils prétendre développer le bonheur, manager le bonheur ?» ou bien avec une pointe de jalousie : «pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt, y’a du business à faire !» ou encore comme un «objet» révélateur d’un besoin non couvert par notre société productiviste !  


C’est ce que je fais puisque ma vie professionnelle toute entière m’a amené à étudier la manière  dont les individus et les organisations agissent pour transformer la société1 dans laquelle ils vivent  et, à l’inverse, la façon dont la société influence les façons de penser, d’être et d'agir des individus  et des organisations qui la composent. 

Le Bonheur ! Vaste sujet comme dirait le Général ! 

Nous avons choisi de placer cette année sous ce thème. Sans plus de précisions, sans  limitations du domaine de réflexion, sans obligation de rester dans un cadre.  Or, il y a quelques difficultés évidentes à vouloir parler du bonheur ici en Loge ! Est-ce le lieu ? En quoi suis-je qualifié ? Sur quel vécu puis-je m’appuyer ? De quelles expériences je peux tirer des  enseignements utiles à partager ? Ai-je vécu assez longtemps heureux, ai-je ressenti assez de  bonheur(s) pour pouvoir vous intéresser à ce sujet ? Ai-je aussi traversé suffisamment de  malheur(s) pour disposer des contrepoints nécessaires à une pensée objective ? Etc. 

Face au challenge, et fort de la liberté octroyée, j’ai choisi d’aborder ce thème sous l’angle  philosophique afin de l’amener progressivement sur le terrain maçonnique.  

Un mot pour définir de quoi je souhaite vous entretenir.  


Pour moi, le bonheur est un état de satisfaction caractérisé par sa stabilité et sa durée, où la  souffrance, la peine, l’inquiétude, le trouble, etc. sont, sinon absents, tout au moins rapidement  évacués.  


Le bonheur n’est donc pas un bref contentement ni un instant de plaisir passager ou un bien être  fugace. Tout comme une joie aussi intense soit-elle, n'est pas le bonheur.  Vous l’aurez compris, ce que j’appelle le bonheur c’est un état durable qui est l’aboutissement  d’une construction de soi et de l’addition de satisfactions dans des domaines variés.  J’ajouterai qu’il faut vouloir être heureux pour éprouver l’état de bonheur. 

Alors, suis-je heureux ? Est-ce que j’éprouve du bonheur tel que je viens de le définir ?  

Vous vous souvenez sûrement de cette part intime de moi-même que j’ai partagée un jour, ici,  avec vous. Orphelin de père à 13 et de mère à 14 ans, alors que, jusque-là, je peux affirmer que  j’avais vécu une enfance très heureuse, je me suis posé la seule question qui vaille : «Comment  vivre ?» 

1 Ce terme générique peut désigner la société en général ou une entreprise en particulier

***

Comment, en effet, vivre, continuer à vivre, réapprendre à vivre de manière sensée, libre,  détachée, essayer d’être heureux, alors que je me sentais prisonnier d’un malheur subi, violent,  irrémédiable ? 


Ni la morale, ni la religion, ni les sciences ne nous disent si la vie mérite d’être vécue, ni ce qui lui  donne son prix et son sens. 


Les réponses les plus importantes à mes jeunes yeux d’alors furent celles que m’apportaient les  philosophes grecs, que je commençais à découvrir, à travers le concept de la recherche de la «vie  bonne», heureuse, autrement dit du bonheur, mais un bonheur lucide, construit, volontaire,  accompagné de l’apprentissage en actes de l’état de sagesse. Vous comprenez que, dans les  circonstances que je traversais, s’appliquer à soi-même ces concepts que je comprenais à peine,  ne fût pas chose facile. J’ai mis des années à les comprendre et à les intégrer. De cette date à  aujourd’hui, je suis resté fidèle à cette façon d’être et de voir. Dès lors, en y ajoutant  l’indispensable Amour, sous toutes ses formes, je peux dire que j’ai vécu, que je vis, une vie  globalement heureuse : les hauts, dépassant largement les bas ! 

Je ressens donc le bonheur d’être. 

*** 

Mais, en ces temps difficiles, dans cet inquiétant monde en mutation profonde, où les progrès ne  profitent qu'à une minorité, où la morale, l'éthique, la justice sociale, le respect de l’autre, la  démocratie sont mises à mal partout, où un terrifiant état de guerre est à nos portes, être heureux,  dire qu’on est heureux, ne serait-ce pas indécent ? N’y aurait-il pas comme de l’impudeur, une  forme de naïveté ou de repli sur soi, voire d’indifférence face à la violence inouï de notre monde,  à affirmer son bonheur, à dire «je suis heureux»? Je n’ai pas la réponse.2 

Qu’est-ce que je veux donc dire lorsque j’affirme que je suis heureux ! Comment vous faire  comprendre cette simple phrase «je suis heureux» ? Un vrai défi, sans nul doute ! Mâtiné d’un peu  d'inconscience aussi ! 


Pour comprendre, essayons ensemble d’aller plus loin dans la définition du concept métaphysique  du bonheur, cet objet insaisissable, dont la nature nous échappe. On en perçoit souvent la réalité,  l’importance et la nécessité, quand nous sommes dans la peine. Prévert aurait dit «j'ai reconnu le  bonheur au bruit qu'il a fait en partant». 


La formule est belle ! Comme l’air ou l’eau, l’état de bonheur se ferait donc davantage sentir  lorsqu’on en manque que lorsqu’on en jouit ? 

Telle une bulle de savon, prête à éclater au moindre choc, l’idée du bonheur nous transmet la prise  de conscience aiguë de sa fragilité. Difficile, voire impossible à conceptualiser par la plupart des  humains, il niche dans l’idéal imaginaire que chacun développe en fonction de sa personnalité, sa  culture, sa situation, ses croyances, sa vie. 


Dès lors, et vous l’avez entendu dans mon propos introductif, parler du bonheur exige de dévoiler  une part de soi-même.  

Car il touche à, et se nourrit de, nos émotions, nos sentiments, nos désirs, nos ambitions, au sens  que nous donnons à notre vie. A nos priorités. A nos orientations. A nos choix. Il est le tissu de notre propre vie.  


2 «Il n' y a pas de honte à être heureux. 

Mais aujourd'hui l'imbécile est roi, et j'appelle imbécile celui qui a peur de jouir» - Selon Albert CAMUS


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Je le répète, la philosophie vise à trouver les voies de la «vie bonne». Alors, quelques mots sur trois  grands philosophes qui ont contribué à définir et répandre l’idée de bonheur dans la vie de  l’homme.3 


ARISTOTE affirme que le but de l’action humaine est le bonheur. C’est l'objectif et la fin de  l'existence humaine. Il n’est pas un don des dieux, il est le fruit d'un apprentissage. EPICURE fait du plaisir le bien primitif et naturel. Pour lui, le but de la vie humaine est  d'obtenir le bonheur, et le moyen de parvenir au bonheur est le plaisir né de la satisfaction  des désirs. Mais la recherche des plaisirs ne peut conduire au bonheur sans la pratique des  vertus de prudence, d’honnêteté et de justice. La sagesse en somme. 


Avec SENEQUE, les stoïciens affirment que le bonheur c’est avant tout de rester libre et  maître de ses opinions et de ses pensées, en toutes circonstances. Pour eux, le bonheur  consiste moins à acquérir et à jouir, qu’à ne pas désirer. C'est une philosophie de la liberté  intérieure. C’est vivre en conformité avec la nature. 

Depuis que l’homme disserte sur lui-même et sur l’humanité, on peut affirmer que tout homme  veut être heureux. Et cette affirmation suffirait, en elle-même, pour définir le bonheur : il est ce  que chacun désire. Non pas pour obtenir autre chose, comme on désire l'argent pour jouir du luxe  ou vouloir le luxe pour le plaisir qu’il procure. Non. On désire le bonheur lui-même, sans qu'il soit  nécessaire, ni peut être possible, d'en justifier la valeur ou l'utilité, ni même d’en définir les  composantes.  

Mais à quoi bon être heureux ? À chacun, mes Très Chers Frères, de trouver la réponse à cette  question qui peut paraître saugrenue à ce stade de mon exposé ! D’ailleurs c'est ce à quoi le  bonheur se reconnaît : désirable absolu, il vaut par lui seul, il est la satisfaction ultime, le plaisir complet sans lequel tout bien-être est incomplet. C'est le but sans autre but que lui même. 

Comme le dit ARISTOTE : «le bonheur est le souverain bien» à quoi j’ajouterai en clin d’œil : «le  souverain bien est le bonheur»! 

Mais, car il y a un mais, si les hommes peuvent s'entendre assez bien sur le concept de bonheur tel que je viens de l’esquisser, ils s'entendent assez peu sur son contenu. Si tous nous appelons bonheur ce que nous désirons absolument, nous ne désirons pas tous les mêmes choses... Et c’est  là qu’on voit bien que ce n’est pas le mot qui importe mais son contenu, sa substance.  

Qu'est-il ? Peut-on l'atteindre ? Comment ?  

Si la philosophie et la vie (ou la vie, donc la philosophie) trouvent là l'objet principal de leurs  préoccupations, c'est tout l'enjeu de vivre et de penser. 

Selon l'analyse aristotélicienne, que je viens de résumer à grands traits4, tout être tend vers son  bien et le bonheur est donc dans le bien de l'homme ! Toute action, tout choix, tout but que nous  visons et en vue duquel nous agissons, ne vise qu’à une chose : atteindre le bonheur. C’est la  fin parfaite car si le bonheur est toujours désirable en lui-même, il ne l'est jamais en vue d'une  autre chose.  

3 Je n’oublie pas les Présocratiques, puis Socrate, le premier philosophe de l'éthique, et Platon qui est le penseur de  l'idée du Bien, en tant que lumière et possibilité d'accès à la connaissance. 

4 Pour approfondir, lire l’Éthique à Nicomaque. Voir extrait en annexe 1

***

Je vous avoue, que dans mes cours de philosophie alors, j’ai mis du temps à comprendre  ce concept qui tend à nous expliquer que, si tout ce qu’on fait sert directement ou indirectement  le bonheur, le bonheur, lui, ne servirait à rien d’autre qu’à lui-même !  

J’ai fini par comprendre, via un raisonnement par l’absurde, que le bonheur n’est ni un instrument (comme le travail) ni un moyen (comme l’argent).  

Suivez-moi bien : si je suis heureux pour avoir obtenu une chose que je désire absolument, est-ce  que c'est cette chose qui devient le bonheur ? Non, car elle deviendrait une fin absolue. En effet,  et j’insiste sur cette conception philosophique : tout ce que nous choisissons de faire l’est en vue  d'une finalité spécifique, à l'exception du bonheur, qui est une fin en soi. Il est la fin des fins. Car,  si le bonheur était un bien désirable parmi d'autres, in fine, ce ne serait pas le bonheur qu’on atteindrait : on devrait y ajouter les autres biens auxquels on aspire et ce serait donc cette somme  des biens, atteints ou reçus, qui serait le vrai bonheur ! 

Ainsi défini par ARISTOTE et les autres, le bonheur est donc la chose la plus désirable de toutes, la  seule capable d'apaiser le désir, mais il est une résultante. Le hic, c’est que, tant que je n’ai pas  atteint cet état de bonheur je n'en finis pas de désirer ! Convoitant sans arrêt une chose en vue  d'une autre, puis une autre en vue d’autre chose, de sorte que le désir serait futile et vain, je risque  de ne connaître ni contentement ni repos, et cette poursuite indéfinie de plaisirs m’éloignerait du  bonheur. 

Nous en connaissons tous de ces êtres insatiables qui accumulent désirs et plaisirs et qui sautent  des uns aux autres sans jamais atteindre la paix de l’âme. A les regarder vivre, insatisfaits,  malheureux, on peut dire qu'il suffit de penser le bonheur pour constater son absence. « Qu'est ce que je serais heureux si j'étais heureux ! » se serait exclamé Woody ALLEN5, affirmant ainsi qu’il  est donc juste qu'on ne le soit jamais heureux, puisqu'on attend, pour le devenir, de l'être déjà !  Cercle vicieux du manque ! 

Essayons d’en sortir pour comprendre pourquoi nous vivons si mal (ou avons le sentiment de) et  pourquoi, quand bien même nous ne manquons de rien, le bonheur semble nous manquer.  

Si elle tend au bonheur, et parce qu'elle tend à nous amener vers le bonheur, la philosophie est  d'abord une réflexion sur le malheur pour tenter de le vaincre. C’est cela que nous apporte la  philosophie, un élan, un amour, une aspiration, une ambition fondamentale de vivre sa vie en  découvrant les chemins étroits, exigeants qui conduisent vers le bonheur. Développer une pensée  authentique quand bien même elle serait douloureuse constitue la quintessence de la vie, la  condition nécessaire pour vivre une «vie bonne». 

Mais, nous enseigne Hannah ARENDT6, «une vie dépourvus de pensée n’a rien d’impossible !» Simplement, elle ne réussit pas à développer sa propre essence, elle peut même être dépourvue  de signification, ne pas être tout à fait vivante ! Elle ajoute même cette formule : «les hommes qui  ne pensent pas sont comme des funambules». 

Cette dernière phrase résume, à elle seule, toute l’ambition de la philosophie : Vivre et vivre  heureux. Vivre une «vie bonne». 

5 Cité par André COMTE-SPONVILLE dans « Le Bonheur Désespérément » - Librio Philosophie 6 Hannah ARENDT « La Crise de la culture » - Folio Essais

***

Je rappelle, que le concept de «vie bonne» n'est pas qu’une simple addition de plaisirs, de  moments heureux, d'émotions passagères, il recouvre une certaine globalité sur la durée de notre vie. 

Alors quelle pourrait être la recette pour atteindre cet état heureux ? Pour éprouver cette perception du bonheur ? Et peut-être pour, entre nos murs, hors du temps, séparés du tumulte  qui règne dans l’Agora profane, ressentir dans le secret de notre Loge, un bonheur particulier ? 

A ce stade de mon exposé, mes Bien Aimés Frères, je vous propose trois réflexions ou axes de  recherche ou de travail si vous préférez : 

1) En premier, rappelons-nous que nous devons rechercher le bonheur en lui-même, pour lui même. 

Vous l’avez compris, c’est la raison qui nous permet de fonder le bonheur sur la réalité et non sur  une illusion ou sur du mensonge. La lucidité nous est indispensable. 


Il s’agit tout simplement d’apprendre à vivre le moment présent, à calmer le tournis mental  provoqué par les malheurs, les épreuves, les soucis, les peurs, les souffrances et autres rancœurs,  que nous subissons tous. Retrouver la sagesse et la distanciation dans l’accueil des évènements,  remettre de la fluidité dans notre raisonnement, ne pas se laisser déborder par des émotions  dévastatrices. 

Apprendre à vivre, (ou réapprendre) non pas en fonction d’un corpus théorique plus ou moins  imposé (ce que font les religions), mais sur la base de l’apprentissage du savoir, de l’expérience,  de l’intuition.  


Pratiquer une éthique de la modération, de la prudence afin d’avoir un juste discernement de ce  qu’apportent les joies, les plaisirs, les réussites, et relativiser les peines, les échecs, les drames. Là  est l’apport des stoïciens. 


Cela implique de travailler à mieux se connaître, à éprouver nos forces et nos faiblesses, à  améliorer ce qui peut l'être. Surtout nos forces.  


Ce qui nous rend heureux dépend donc du regard que l’on porte sur soi et sur les évènements.  C’est donc de ce travail sur nous-même, un travail intérieur intense pour s'accomplir par-delà les  concepts cultuels, culturels ou éducatifs prêts à consommer qui souvent nous étouffent et nous  brident, que peut jaillir la lumière. Et quand il y a de la lumière, il y a de l’espérance. 

Mais dites-moi, n’est-ce pas de l’essence même de notre présence en Loge que je parle ? 

2) N’oublions pas les Autres dans la recherche du bonheur  

On vient de voir que la quête de sagesse en soi-même est indispensable pour atteindre le bonheur.  Etablir, tisser, renforcer des liens affectifs, professionnels, sociaux constitue aussi une des  principales bases de la construction volontaire de l’état de bonheur. Comprendre l'altérité,7 nous  touche au plus profond et nous ouvre vers d'autres possibles. Cette démarche d’aller vers l’Autre implique de savoir ce que je suis (identité) et ce que j’attends de l’Autre (réciprocité).  7 Voir ma planche « A la rencontre de l’Autre dans la Loge » délivrée le 9 janvier 2016


Je parle là d’amour, de coopération, de mise en commun. Car il s’agit bien d’aimer, de faire oeuvre  commune, de partager, de réduire notre égocentrisme naturel, l’une des causes les plus  importantes du mal être.8 


Dans nos rapports aux autres en particulier, et au monde en général, c’est notre ego qui est en jeu.  J’ai compris très tôt qu’il est illusoire de vouloir que le monde se plie à nos désirs. Et c’est pourtant  inconsciemment ce que nous faisons souvent lorsque nous raisonnons pour trouver une solution  à une situation. Ça commence souvent par le fameux « Yaka » !  

Or, il suffit simplement de nous éloigner de ce mode de fonctionnement illusoire, pour pouvoir  aimer la vie et les autres tels qu’ils sont. S’accorder au réel, c’est-à-dire accepter qu’il soit différent  de ce que je voudrais qu’il fût, ne plus me laisser déborder par ces évènements aléatoires,  imprévisibles, brutaux, incompréhensibles, bref tout ce qui me «pourrit la vie», mais accepter de  bonne grâce, par exemple, l’idée simple de prendre le bus ou de marcher quand il n’y a plus  d’essence ! Cet état d’esprit conduit à développer ma propre harmonie intérieure. Et ce n’est pas  du fatalisme idiot, c’est accompagner les choses au lieu de les forcer. Cette conversion du regard  sur notre environnement m’a toujours aidé à prendre des positions plus adaptées, plus justes, plus  sages. 

Mes Frères, ce travail avec les Autres, ici, dans notre univers fraternel, n’est-ce pas avancer vers  cet état de bonheur dont je vous parle ?9 

3) Que dire donc de la recherche du bonheur en Loge ? 

Si vous avez bien entendu ce que je viens d’exposer, vous avez compris que le chantier maçonnique  est un terrain privilégié d’entraînement au bonheur. N’est-ce pas ce que nous souhaitions lorsque  nous avons décidé de frapper à la porte de la Loge ? Améliorer notre existence en nous  améliorant ? Beaucoup d’entre nous ont écrit cette volonté dans leur testament philosophique ! 


Grâce à notre méthode de travail et à notre langage symbolique qui nous rattache à l’essentiel,  nous apprenons ou approfondissons notre capacité à travailler ensemble sans distinction d'ordre  ethnique, philosophique, religieux. Dès le départ, l'initiation est une dynamique de  l'accompagnement fraternel et de l’altérité. 

Nous apprenons ici que, si l’homme en quête de sagesse peut avoir des projets, lorsqu’il agit c’est  pour agir. Un but ne vaut que pour prétexte à agir. Les actions engagées valent toute entière pour  elles-mêmes ! Vivre et agir selon un plan tracé d’avance sont deux actions antinomiques ! Engager une action, comme s’engager en franc maçonnerie, n’a pas pour vocation d’atteindre la  fin, le but ultime, mais c’est de se sentir vivant en l’accomplissant.  

N’est-ce pas ce que nous disons dans notre formule : l’important ce n’est pas le but, c’est d’être  sur le chemin ?  

Dès lors, le bonheur n’est pas au bout du chemin mais dans la décision d’y entrer et d’y marcher ! 


8 Lire en Annexe 2, un témoignage exacerbé, l’extrait du livre de Dostoievski « Les frères Karamazov » 9 «Dans le bonheur d'autrui je cherche mon bonheur» - CORNEILLE – Le Cid



***

A l’instar de Michel de Montaigne10, mon philosophe préféré avec Spinoza11, je vous invite ici à  voyager sans vous contraindre par un itinéraire déterminé par avance. Jouissez des découvertes  que chaque instant vous réserve. La vie, même la vie maçonnique, est un mouvement matériel,  corporel, intellectuel, spirituel, imparfait et en perpétuelle contradiction. Ni en équilibre, ni en  harmonie. Vivre, nous enseigne Montaigne, est un acte poétique. La sagesse qu’il nous offre  pourrait se résumer ainsi : il faut vivre poétiquement pour vivre vraiment. Et qui veut être heureux  doit apprendre à vivre ainsi, en poète12, afin d’accepter la vie pour ce qu’elle est et parvenir à la  vivre conformément à ce qu’elle est : un espace de tumultes, de risques, de passions, d’aventures.  Créons, changeons, acceptons les surprises et les hasards. Osons. Soyons. Vivons. 

Pour conclure, (si tant est que je le puisse) je vous pose une question : peut on imaginer travailler à l’émancipation de l'humanité, donc à son bonheur, sans penser l’égalité  entre les hommes, entre les sexes, entre les peuples ? Et surtout, sans la mettre en œuvre  concrètement ici, dans nos travaux, qu’ils soient individuels ou collectifs ? 


N’oublions jamais que nous sommes ici dans une optique humaniste qui nous montre que nous  sommes, dès notre entrée, et à tout instant, dans une situation relationnelle avec les Autres et que nous n'existons que par et pour l'échange avec autrui. 


Certes, ce collectif n’est peut-être pas parfait, mais il est, mieux qu’ailleurs, ouvert à la création, à  l'invention, à l'évolution. A la recherche de cette «vie bonne» dont je vous rebat les oreilles depuis  une demi-heure ! 

Le bonheur n'a de sens que s'il est partagé. Nous nous devons donc de travailler ensemble sans  relâche, d'essayer le plus possible de concilier les contraires, les dualités, les oppositions et c’est  grâce au ciment de l'amour que nous pourrons parvenir à cet état de sagesse. Et comme le bonheur est consubstantiel de la sagesse, n’est-ce pas fondamentalement notre  démarche de franc maçon que de concilier les deux ? 

Je crois aussi qu’il n'y a pas de bonheur sans l'illusion de la continuité, c’est-à-dire sans la capacité  d'imaginer que tout peut durer et surtout la vie heureuse ! 

Au fond c’est bien là ce que nous recherchons lorsque nous disons que nous sommes sur le chemin  de la lumière, à la recherche de la vérité… 

Daniel.

Nice le 22 octobre 6022. 

10 Michel de MONTAIGNE a ouvert, avec ses Essais, la voie à la philosophie française. Humaniste avant tout, il  privilégiait un raisonnement basé sur l'expérience et le regard critique au lieu d’une obéissance aveugle à la tradition,  à l'autorité et aux textes anciens. L'art de vivre, selon lui, c’est cultiver à la fois l'ouverture au monde et l'attention à  soi notamment à travers les plaisirs de la conversation, des voyages, de la lecture. On trouve dans les Essais des  réflexions qui résonnent de façon étonnante avec les questions de notre temps, sur le doute, l’identité, l’altérité,  l’éducation, le vieillissement, la quête d’une vie heureuse. Voir annexe 3. 

11 En plein XVIIe siècle, face au calvinisme puritain et au judaïsme orthodoxe, Baruch SPINOZA invente une éthique  de la joie de vivre qui reste plus actuelle que jamais. 

12 Lire en annexe 4 le magnifique poème de Prévert «Le bonheur, en partant, m'a dit qu'il reviendrait»

***


Annexe 1 : Le bonheur est le Souverain Bien, selon Aristote 

« Revenons encore une fois sur le bien qui fait l’objet de nos recherches, et demandons-nous ce qu’enfin il  peut être. En effet, le bien nous apparaît comme une chose dans telle action ou tel art, et comme une autre  chose dans telle autre action ou tel autre art − il est autre en médecine qu’il n’est en stratégie, et ainsi de  suite pour le reste des arts. Quel est donc le bien dans chacun de ces cas ? N’est-ce pas la fin en vue de quoi  tout le reste est effectué ? En médecine, c’est la santé, en stratégie la victoire, dans l’art de bâtir, une maison,  dans un autre art c’est une autre chose ; mais dans toute action comme dans tout choix, le bien est la fin,  car c’est en vue de cette fin qu’on accomplit toujours le reste. Par conséquent, s’il y a une chose qui soit la  fin de tous nos actes, c’est cette chose-là qui sera le bien réalisable − et s’il y a plusieurs choses, ce seront  ces choses-là. 

Puisque les fins sont manifestement multiples, et nous choisissons certaines d’entre elles (par exemple la  richesse, les flûtes et en général les instruments) en vue d’autres choses, il est clair que ce ne sont pas là des  fins parfaites, alors que le Bien Suprême est, de toute évidence, quelque chose de parfait. Il en résulte que  s’il y a une seule chose qui soit une fin parfaite, elle sera le bien que nous cherchons, et s’il y en a plusieurs,  ce sera la plus parfaite d’entre elles. Or, ce qui est digne d’être poursuivi par soi, nous le nommons plus  parfait que ce qui est poursuivi pour une autre chose ; et ce qui n’est jamais désirable en vue d’une autre  chose, nous le déclarons plus parfait que les choses qui sont désirables à la fois par elles-mêmes et pour  cette autre chose ; enfin, nous appelons parfait − au sens absolu − ce qui est toujours désirable en soi-même  et ne l’est jamais en vue d’une autre chose. 

Or, le bonheur semble être au suprême degré une fin de ce genre, car nous le choisissons toujours pour lui même et jamais en vue d’une autre chose ; au contraire, l’honneur, le plaisir, l’intelligence ou toute vertu  quelconque, sont des biens que nous choisissons sûrement pour eux-mêmes (puisque, même si aucun  avantage n’en découlait pour nous, nous les choisirions encore), mais nous les choisissons aussi en vue du  bonheur, car c’est par leur intermédiaire que nous pensons devenir heureux. Par contre, le bonheur n’est  jamais choisi en vue de ces biens, ni d’une manière générale en vue d’autre chose que lui-même. » 

« Éthique à Nicomaque » - Livre I – Aristote (IVème siècle av. J.C.) 

Annexe 2 : L’isolement et la solidarité selon Dostoievski 

« Cet isolement règne partout à l’heure actuelle, mais il n’est pas achevé et son terme n’est pas encore  arrivé. Car à présent, chacun aspire à séparer sa personnalité des autres, chacun veut goûter lui- même la  plénitude de la vie ; cependant, loin d’atteindre le but, tous les efforts des hommes n’aboutissent qu’à un  suicide total, car, au lieu d’affirmer pleinement leur personnalité, ils tombent dans une solitude complète.  En effet, en ce siècle, tous se sont fractionnés en unités. Chacun s’isole dans son trou, s’écarte des autres, se  cache, lui et son bien, s’éloigne de ses semblables et les éloigne de lui. Il amasse de la richesse tout seul, se  félicite de sa puissance, de son opulence ; il ignore, l’insensé, que plus il amasse plus il s’enlise dans une  impuissance fatale. Car il est habitué à ne compter que sur lui- même et s’est détaché de la collectivié ; il  s’est accoutumé à ne pas croire à l’entraide, à son prochain, à l’humanité et tremble seulement à l’idée de  perdre sa fortune et les droits qu’elle lui confère. Partout, de nos jours, l’esprit humain commence  ridiculement à perdre de vue que la véritable garantie de l’individu consiste, non dans son effort personnel  isolé, mais dans la solidarité. Cet isolement terrible prendra certainement fin un jour, tous comprendront à la fois combien leur séparation mutuelle était contraire à la nature, [...]  

Mais, jusqu’alors, il faut garder l’étendard et, fusse t’on seul à agir, prêcher d’exemple et sortir de l’isolement  pour se rapprocher de ses frères, même au risque de passer pour dément. Cela afin d’empêcher une grande  idée de périr. » 

« Les Frères Karamazov » - Fiodor DOSTOÏEVSKI (1821-1881)

Annexe 3 : Les Essais - Michel de MONTAIGNE (1533-1592) 

« Pour moi donc, j'aime la vie et la cultive telle qu'il a plu à Dieu de nous l'octroyer. Je ne vais pas désirant  que soit supprimée la nécessité de boire et de manger, et me semblerait faillir non moins excusablement de  désirer qu'elle l'eût double (" Le sage recherche avec beaucoup d'avidité les richesses naturelles"), ni que  nous nous sustentissions mettant seulement en la bouche un peu de cette drogue par laquelle Epiménide se  privait d'appétit et se maintenait ni qu'on produisît stupidement des enfants par les doigts ou les talons,  mais, parlant en révérence, plutôt qu'on les produise encore voluptueusement par les doigts et par les talons,  ni que le corps fût sans désir et sans chatouillement. Ce sont plaintes ingrates et iniques. J'accepte de bon  cœur et reconnaissant ce que nature a fait pour moi, et m'en agrée et m'en loue. On fait du tort à ce grand  tout puissant donneur de refuser ce don, l'annuler et défigurer. Tout bon, il a fait tout bon. Tout ce qui est  selon la nature est digne d'estime ». 

Dans cet extrait, tiré du dernier chapitre des Essais (chapitre XIII du Livre III), Michel de Montaigne montre son  adhésion pleine et entière à une éthique de l'instant et du plaisir. Dans ce chapitre il défend l'épicurisme qu'il  présente comme une morale essentielle pour vivre une existence heureuse. 

Annexe 4 : «Le bonheur, en partant, m'a dit qu'il reviendrait». Jacques PRÉVERT (1900-1979) 


Le bonheur, en partant, m'a dit qu'il reviendrait... 

Que quand la colère hisserait le drapeau blanc, il comprendrait... 

Le temps du pardon et du calme revenu, il saurait 

Retrouver le chemin de la sérénité, de l'arc-en-ciel et de l'après... 

Le bonheur, en partant, m'a promis de ne jamais m'abandonner 

De ne pas oublier les doux moments partagés, 

Et d'y écrire une suite en plusieurs volumes reliés, 

Tous dédiés à la gloire du moment présent à respirer... 

Le bonheur, en partant, m'a fait de grands signes de la main, 

Comme des caresses pleines de promesses sur mes lendemains, 

Il m'a adressé ses meilleurs vœux sur mon destin qui s'en vient, 

Et je crois en lui bien plus qu'en tous les devins... 

Le bonheur est un ange aux ailes fragiles, un colosse aux pieds d'argile, 

Il a besoin d'air, de lumière, de liberté et d'une terre d'asile, 

Je veux être son antre dès ses premiers babils, 

Pour peu qu'il me le permette, le bonheur n'est jamais un projet futile... 

Le bonheur, en partant, avait le cœur aussi serré que le mien, 

Son sourire en bandoulière, il est parti vers d'autres chemins, 

Rencontrer ses pairs au détour des larmes et des chagrins, 

Que versent pour un rien, tous ces pauvres humains... 

Le bonheur, est parti, missionnaire, rallier d'autres fidèles, 

Il veut plaider sa cause et convertir tous les rebelles, 

Leur montrer à eux aussi, combien la vie est belle, 

Si on lui laisse assez de place pour l'orner de ses dentelles... 

Le bonheur, en partant, m'a fait un clin d'œil, 

Je sais qu'il reviendra, je ne porte pas son deuil, 

Il ne fuit pas, il s'en va conquérant réparer d'autres écueils, 

Pour me revenir encore plus grand, se reposer dans mes fauteuils... 

Le bonheur, en partant, ne me quitte pas vraiment... 

Je sais que même de loin, il éveille mes sentiments, 

Il entend mes hésitations et m'oriente résolument et surement, 

Le bonheur est une étoile qui me guide par tous les temps...




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