« Philosophie de la Transmission »

  


Communiqué des rédacteurs du blog:

 A l'origine cette planche était destinée uniquement aux Maitres, compte tenu de l'importance du sujet , sa thématique essentielle à nos recherches. Avec l'accord de son auteur, nous avons modifier quelques passages du texte, pour le rendre accessible à tous nos frères et aux profanes éclairés qui suivent nos travaux.


L’idée de cette planche est née il y déjà quelques temps, le temps d’avant la Covid, alors que j’échangeais avec un jeune Maître fraichement élevé à ce grade. Il s’inquiétait de devoir jouer un rôle nouveau pour lui, pour lequel il ne se sentait pas armé, celui de porter une part de la responsabilité de transmettre auprès des compagnons et apprentis. Derrière ce verbe il m’avouait ne pas bien voir ce qu’il avait, lui, à transmettre. Transmettre, transmission. Que ces mots, et donc la mission qu’ils désignent, nous savons tous, plus ou moins confusément, qu'ils jouent un rôle clé dans le processus institué par la Franc Maçonnerie spéculative : s’inspirer des anciens métiers et de leurs principes, pour propager le meilleur de la Tradition, ce qui dans l’esprit de nos pères fondateurs, renferme l’idée de transmission.

Comment en effet maintenir vivante, active et transmissible, la Tradition qui nous inspire, si nous ne la rendons pas concrète, ne la traduisons pas de sorte qu’elle devienne intelligible et ne la faisons pas vivre en nous pour que nous soyons des témoins vivants de ce qu’elle représente ? Autour de cette idée est née le projet de vous proposer cette planche.

De fil en aiguille, je l’ai placée sous le signe de la philosophie, en mémoire de ma Loge mère «Le Portique», mais aussi pour insister sur une de mes lignes de pensée depuis que je suis devenu Franc Maçon, nous sommes tous des philosophes, certes particuliers, mais néanmoins philosophes.  « Philosophie de la transmission » : c'est le titre que je vous propose.   

Un titre a d'abord une fonction pratique, puisqu’il désigne un contenu, une thématique, et qu’il esquisse une limitation de l’exposé. Mais il a aussi une fonction rhétorique, qui vise à attirer l'attention, à stimuler une sorte d'adhésion a priori. Donner un titre, c'est donner envie, susciter une attente et, en ce sens, l’orateur prend toujours un risque, risque qui est proprement philosophique.

 Alors c’est quoi être philosophe ? Ce n'est sûrement pas être une sorte de sage qui jouit d’une «potion magique» qui lui permet de traverser avec «zénitude» les épreuves de la vie. Non ! Plus simplement, c'est une  démarche que l'on essaie de concrétiser, un état esprit que l'on matérialise. Ni optimisme béat, ni neurasthénie ou misanthropie, ni médiocrité du «juste milieu». C'est un état permanent de recherche, recherche paradoxale parfois, d'une voie qui conduit à la connaissance de l’univers. A la connaissance de l'homme.




Philosopher, c’est tenter d'ordonner les données de l'expérience humaine. Il ne s'agit donc pas seulement d'une connaissance livresque mais d'une attitude de fond, une conquête de soi même qui mène à la réalisation de la conscience et fait passer de la vie à l'existence. Déjà, là, vous devez sentir mes très chers Frères un langage familier avec la démarche qui est la notre. Allons plus loin.

 Le philosophe ne se contente pas d'imiter mais d'inventer, de rechercher, d'organiser. Pas de limites à sa réflexion qui s'applique aussi bien aux lois de la pensée qu'aux principes de la conduite morale dans la vie de la Cité pour en saisir le fondement, en scruter le sens, en apprécier la valeur. Tout homme est amené un jour ou l'autre à se poser les trois questions classiques: «D'où venons-nous? Qui sommes-nous? Où allons nous?» Dès lors il philosophe.

Rappelons nous le dilemme célèbre d'Aristote: «Vous dites qu'il faut philosopher? Alors il faut philosopher. Vous dites qu'il ne faut pas philosopher? Alors il faut encore philosopher pour le démontrer. De toute manière il est nécessaire de philosopher».

 La philosophie peut ainsi être définie comme l'étude rationnelle, raisonnée, de la pensée humaine, étude menée du double point de vue de la connaissance et de l'action. Elle s'intéresse à tout. C'est une réflexion sur la science, comme sur la religion mais elle ne s'identifie ni à l'une ni à l'autre car son point de vue est différent. La philosophie consiste donc à opérer une réflexion globale (au contraire de la science qui fragmente à l'infini) pour exprimer des idées claires et distinctes (ce en quoi elle est incompatible avec le ou les «mystères» entretenus par les religions).

André Malraux la définit fort bien lorsqu'il lui assigne comme but de «transformer en conscience une expérience aussi vaste que possible». 

Il n'y a donc de philosophie que rationnelle et logique, même la philosophie de l'Absurde chère à Albert Camus. L’homme est doué de raison. Mais, au sens philosophique (comme d’ailleurs au sens maçonnique) cette faculté n'est pas une simple capacité intellectuelle, elle est une volonté (ou un désir) d’unifier, d'ordonner, de comprendre.

L'homme est habité par  une volonté de raison dès lors qu’il cherche inlassablement à donner sens à sa vie et au monde. Ainsi, pour le philosophe, quel qu’il soit, on peut dire que tout est clair, qu’il n’y a point de mystère, sauf ceux qui restent à explorer.

Comme nous le dit le philosophe Alain : «Toute vérité devient fausse au moment où l'on s'en contente». 

La philosophie rejette donc tout dogmatisme, rien n'est jamais définitif, ce que certains disciple sauraient la fâcheuse tendance à oublier. 

Je conclurai cette introduction sur le concept de philosophie par la réponse que donne Gilles Deleuze à la question Qu'est-ce que la philosophie ? :« elle est l'art de former, d'inventer, de fabriquer des concepts ; c'est un travail ardu, une conquête de haute lutte, car les concepts ne nous attendent pas tout faits comme des corps célestes ». 

Penchons nous maintenant sur le concept de transmission, concept plus complexe qu’il n’y paraît, car pour le comprendre, nous devons aller chercher du côté de deux autres concepts, celui de la filiation et celui de la rupture. Et c’est là que j’espère vous allez comprendre pourquoi je parle de philosophie de la transmission. 


À chacune des avancées de la connaissance, quel que soit le domaine, se pose la question de l'acquis, donc sa permanence, et de la nouveauté, donc du remplacement de l’une par l’autre.

 Nous savons tous que la confrontation est éternelle entre le savoir établi et le progrès :le savoir constitué a été souvent un obstacle à tout nouveau savoir, comme le montre dans les domaines religieux et philosophique, l'interminable période (7 siècles) de la scolastique, mode de pensée dominant qui marque le triomphe de la filiation sur la rupture. Mais celle-ci finira par l’emporter sous le nom de Renaissance, par un retour volontaire à l'âge de la découverte,

 ce que Descartes traduisait par son invite à «commencer tout de nouveau ». 

Ce n'est qu'un exemple, parmi beaucoup d'autres, de la mortelle inertie dont la filiation absolue porte le danger. Permettez moi un micro-exemple qui va vous «éclairer» : il y a les tenants de l’idée que seules les bougies naturelles peuvent exprimer  le symbole de la lumière sur  alors que les tenants des bougies électriques à LED vantent naturellement la nécessité d’une modernité qui n’enlève rien au symbole attaché à ces lumières. Filiation contre rupture. Mais les excès de la rupture à d'autres moments en sont une calamiteuse symétrie, comme le démontrent les destructions sauvages de monuments, d’œuvres d’art ou de lieux de culte, de livres ou de bibliothèques à travers les siècles. 

Revenons en au caractère central du concept philosophique de transmission et de l'expérience conjointe de la filiation et de la rupture.

Dans le PHEDON (lien), quand la question suivante est posée à Phédon «étais-tu présent toi même le jour où Socrate a bu le poison?», Platon cherche bien à en établir une. 

 

Nous Francs Maçons sommes confrontés en permanence à ce dilemme que nous nous efforçons d’étudier en associant «Tradition et modernité» ! La philosophie scolastique exprime un attachement inviolable au dogme catholique dont elle déduit les conséquences philosophiques, selon le principe que la raison et la foi ne sauraient se contredire. distinction précise entre la vérité apprise (donc de l'ordre de la filiation) et la vérité découverte par soi-même (donc de l'ordre de la rupture). Dans le Banquet, Socrate recours à une image saisissante pour montrer la différence irréductible entre une transmission véritable et ce qu’on pourrait qualifier de simple transfert.

Agathon a invité Socrate à venir s'asseoir auprès de lui afin que, grâce à cette proximité, il puisse mieux profiter de son savoir. «Ce serait une aubaine, Agathon, répondit Socrate, si le savoir pouvait couler du plus plein vers le plus vide, pour peu que nous nous touchions les uns les autres, comme le fait l'eau qui coule de la coupe la plus pleine vers la plus vide par l’intermédiaire d’un fil de laine» 

D’un côté Agathon exprime une vision pédagogique un peu sommaire, alors que Socrate, lui, annonce déjà le concept complexe de la transmission, lequel suppose un processus d'appropriation fusionnant filiation et rupture, dans une forme d'engagement personnel, processus dont on peut dire qu’il est à la source de la philosophie. Pour progresser dans notre cheminement intellectuel et spirituel, nous avons tous un jour pratiqué une rupture avec notre filiation profane respective en frappant à la porte de la Loge et en nous engageant dans la voie du R.·.E.·.A.·.A.·.. Car c'est bien d'une rupture qu'il s'agit quand on a entrepris de venir philosopher ici en essayant de pénétrer les mystères de la F.·.M.·. : rupture pour contester, pour se mettre en crise, pour se mettre en mouvement, pour trouver des réponses. Pour poser un nouveau regard sur le monde. Pour chercher une voie spirituelle ouverte. Cette rupture créée par l’initiation, nous a néanmoins plongé dans une autre forme de filiation intellectuelle celle qui va du Maître au disciple et même, inversement, du disciple au Maître.

Attardons nous sur cette relation Maître-disciple éclairée par le concept de transmission. Je ne vais pas l’aborder dans sa dimension pédagogique, mais en tant qu'articulation de la construction de la pensée et du savoir.

Au commencement fût l’apparition du premier Maître. Qui fut le premier Maître, celui qui n’a pas eu de Maître ? Disciple de personne il fût le premier à avoir des disciples.

Dans l’univers de la philosophie grecque, on s’accorde à dire que ce fût Socrate dans la séquence fondatrice de la philosophie représentée par le trio Socrate, Platon, Aristote. 



Socrate, le Maître sans Maître, Platon, le premier des disciples qui, devenu Maître à son tour, aura pour disciple Aristote.

 Cette séquence, très schématisée, met en exergue deux phénomènes qui éclairent notre réflexion sur la transmission :  premièrement c'est avec la philosophie que s'est instauré, à partir d'une conjonction particulière des idées de rupture et de filiation, un modèle nouveau de transmission d’un savoir entre un Maître et un disciple ; Il est intéressant de noter que, alors que la Grèce avait inventé le savoir et la civilisation de la «paideia» (éducation), basée sur l’idée d'éduquer à travers la transmission du savoir, il a fallu plus de temps pour nommer le Maître et le disciple que pour installer, à travers la pratique de la philosophie, la relation particulière qui les a créés.

 La preuve en est que ces mots n’existent pas en grec et que disciple et Maître« discipulus et magister » sont des mots latins.  deuxièmement c'est avec l'avènement de ce modèle que les questionnements, les idées, les systèmes conceptuels, etc. ont formé le corpus de la philosophie, laquelle s'est, peu à peu, imposée à la pensée dans le monde Occidental. 

Mais ce qui peut apparaître comme une évidence, à nous Franc Maçons qui vivons dans une Loge où est, non seulement conceptualisée mais aussi vécue en pratique, cette relation Maître-disciples, et où la figure du Maître premier, celui qui n’a pas eu de Maître ne l’était pas jusqu’à Socrate.

 La transmission dans l'univers pré-philosophique ne fonctionnait pas ainsi.

Nous sommes à la recherche de la Vérité. En toute liberté et sans aucune limites.

Dans la Grèce archaïque, allez, je vais oser simplifier, la Grèce présocratique, il existait aussi une certaine forme recherche de vérité, inséparable des idées de sacré et dans le cadre d’un rituel. Les Aèdes (le barde des Gaulois), le devin, (la Pythie, plus tard les astrologues) les rois de justices (les vieux sages) sont considérés comme autant de «Maîtres de vérité». 

Chacun d’eux révèle à sa manière «La vérité». Mais cette vérité, que je qualifierai d’archaïque , ne s'établit pas selon un modèle scientifique. Elle est dévoilée, dans une forme passive de transmission, dans le cadre d’un «discours vrai» c’est à dire «le discours prononcé par qui de droit et selon le rituel requis».

 Et cette tradition a perduré pendant des siècles ! Vous imaginez à quoi on a échappé si cette tradition avait été intégrée dans notre rituel ?

 Dans ce régime intellectuel antique, l'élément de rupture fait défaut, seule règne la filiation: la vérité est transmise par révélation, par une personne dont l’autorité ne peut être mise en doute.

Mais avec la révélation ne se transmet aucune possibilité de mise en doute, de refus, de modification de ce qui est ainsi, en quelque sorte, légué en héritage.

 C'est donc toujours un même trésor dont on distribue des bribes, indéfiniment répétées par ceux qui en sont les gardiens. Cette forme de savoir n'est pas, en effet, une chose qui se communique pleinement, ou dont les règles de fabrication pourraient être peu à peu diffusées. On peut tout au plus l’entrevoir, puis la transmettre à d'autres comme en confidence. Partagée en secret.

 D’ailleurs, les écoles d'alors ont la forme de cercles fermés. Appelés sectes, terme qui n’avait l'aspect péjoratif d’aujourd’hui, l'accès à la connaissance revêt, dans ces écoles, un caractère initiatique et se développe dans des rites et dans des secrets.

 Le chef de secte officie comme une sorte de gourou dans un lieu souvent isolé où l'adhésion à un mode de vie importe autant sinon plus que l'adhésion à des idées. Ce mode de transmission du savoir perdurera très longtemps.

Il faudra attendre l’invention de l’université au Moyen Âge pour qu’il disparaisse progressivement. L'Aléthéia, avec l'alpha privatif, désigne la vérité conquise sur la Léthè, la vérité comme négation de l'oubli, de l'obscurité, le silence.

Ce terme forme la racine de léthargie. L'exemple emblématique en est l'Ecole Pythagoricienne, société fermée qui multiplie les secrets et les silences.

Dans la seule et unique référence directe que Platon fait à Pythagore, au livre X de la Republique., il évoque la "dévotion" et les "règles de vie partagées" pour "se distinguer du reste des hommes",

ce qui traduit une forme de lien mystique plus qu'une relation d'enseignement. 

Peu à peu va se conceptualiser l’idée que le vrai Maître n'est pas celui qui possède les pensées et les offre à son disciple, mais au contraire celui qui conduit le disciple à avoir lui-même des pensées, des pensées qui ne seront qu'à lui et qui s’inscriront peut être en opposition à celles du Maître.

 Voilà sans doute, la première formulation de l’idée de rupture sur laquelle va se construire la philosophie, et plus largement la pensée critique: la négation du Maître au savoir incontestable et la négation de ce savoir constitué qu’il est censé diffuser en l’état.

 Qu’est ce que cela signifie pour nous ? D'une part, ce n'est pas par des leçons aussi bien faites soient-elles, ni par de beaux discours ni de parfaits rituels que la vérité peut être enseignée (comme c'était le cas jusqu'alors) mais par une méthode qui permet de la construire ou de l’extraire de l’amas des idées fausses, des illusions et des errements où elle est ensevelie.

D'autre part, Socrate, en observant ses concitoyens d'Athènes, a montré que ce sont les plus savants qui bien souvent déçoivent le plus, comme si l'ignorance et l'incompétence étaient en proportion de la connaissance revendiquée.

Le discrédit jeté sur le savoir tout fait et l'ignorance du Maître vont de pair : l'ignorance qui aurait disqualifié le Maître ancien modèle qualifie d'une certaine façon le Maître nouveau. Aie ! Aie ! Aie ! voilà que je déprécie peut être l’idée que vous pouvez vous faire du Maître que vous êtes !

 Revenons en deux minutes à Socrate et à sa façon de se voir lui même dans son rôle de Maître. En même temps qu'il pratique une forme d’auto dépréciation ironique, Socrate conduit ses interlocuteurs, ou disciples, au doute, au questionnement voire même à l'aporie, à l’impasse.

 Ceux qui échangent avec lui repartent souvent non seulement avec le sentiment de n’avoir rien appris mais encore en ne sachant même plus ce qu'ils croyaient savoir ! Apprendre semblerait donc commencer par apprendre à ignorer. 

Ces disciples font ainsi l'expérience d’un moment de recul par rapport à leur savoir, réel ou supposé, ils entrevoient les vertus de l'interrogation et vivent donc un moment de rupture. Ils ont été, en quelque sorte, accouchés par Socrate, qui, au lieu de se qualifier de Maître se désigne comme un accoucheur, tel sa sage femme de mère

La maïeutique, dont nous nous inspirons dans nos travaux maçonniques, la maïeutique donc, évoquée notamment dans un célèbre passage du Théétète est, dans son esprit, l'indispensable pendant de son ironie :

«J'ai au moins cet attribut qui est propre aux accoucheuses, aurait dit Socrate : je suis impropre à la conception d'un savoir […] Procéder aux accouchements, le dieu m'y force, mais il me retient d'engendrer». Socrate dit à peu près ceci : «je fais naître des enfants, c’est à dire des pensées, mais je n'en conçois pas et a fortiori je n'en élève pas de déjà nées»,

 autrement dit «je ne transmets pas de savoirs tout faits, je ne vends pas de prêt-à-penser». Voilà comment une apparente non-transmission est, de toute évidence, un nouveau mode de transmission. 

Voici que surgissent un autre type de savoir et un autre type de Maître :la maïeutique va renverser complètement les rapports entre Maître et disciples. La maïeutique est au cœur de la philosophie socratique.

Elle se définit comme l'accouchement des esprits. Par le biais de questionnements, l'esprit du questionné parvient à trouver en lui-même les vérités. 

La maïeutique est donc l'art d'accoucher les esprits, de leur faire enfanter la vérité. Le Théétète est un dialogue de Platon sur la science et sa définition. Affirmer, comme Socrate le fait, sa propre imperfection, sa prétendue incompétence, je le cite 

            « je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien » 

c'est une formidable manière de faire exister un futur. C’est, en fait, une forme de promesse : dès lors qu’en tant que Maître je me place sur le même plan que le disciple, je lui offre un avenir magistral.

 Etre Maître, selon la réflexion philosophique socratique, toujours d’actualité, ce n'est pas affirmer, ni donner des leçons à apprendre. Dans le couple formé par le Maître et le disciple, chacun donne à l'autre l'occasion de se mieux se comprendre lui-même.

Car au fond, le véritable Maître est fondamentalement le savoir. Dès lors, en ce sens, le Maître est avant tout le meilleur disciple du savoir. C'est à chacun, dit Socrate, de devenir philosophe ou non, c’est à dire Maître .

Cette qualité ne se transfère pas elle se conquiert par chacun de nous grâce à cette rupture avec le prêt à penser, avec les apparences, les à priori, la crédulité, les conformismes, le monde de la soi-disant normalité.

 Devenir philosophe, c'est toujours prendre le risque d'une marginalité, c'est emprunter, pour aller plus ou moins loin, ce chemin auquel Socrate et tous ses descendants, jusqu’à aujourd’hui, nous invitent. 

Les philosophes sont des gens un peu particuliers, c'est bien connu. On ne les comprends pas toujours, ils ne donnent jamais les réponses qu’on attend, ils disent ne pas savoir, mais on sent bien qu’il en savent plus qu’ils n’en disent. Ils se plaisent à nous prendre à contre-pied. Comme les Francs Maçons, isn’tit ? 

A ce stade de mon exposé, je pourrai ouvrir le champ de réflexion en allant puiser du côté de Confucius, presque contemporain de Socrate, où on retrouve quasiment la même construction philosophique dans le rapport Maître disciple, tant dans la construction des propos de ce sage oriental où la présence du disciple est posée comme déterminante. 

Quant bien même, en apparence, dans le livre qui contient son enseignement, Les Entretiens, la formule en tête de chaque alinéa «Le Maître dit »pourrait laisser supposer un enseignement magistral, on sait que les propos de Confucius ont été largement l'œuvre de ses disciples. 

L’idée force de Confucius, c'est que le but du Maître n'est pas de former des disciples interchangeables mais des esprits originaux et innovants. 

Comment mieux faire la synthèse de la rupture et de la filiation dans la dimension pédagogique de la transmission.

«Le Maître dit : qui peut extraire une vérité neuve d'un savoir ancien a qualité pour enseigner».  

Occident et Orient même combat dans le travail sans relâche de la recherche de la lumière ! Mais une fois la philosophie en marche, tout c’est vite compliqué ! Les filiations et les ruptures vont s'entrecroiser. Cela commence chez le premier disciple, notre ami Platon, où dans ses œuvres, l'examen contradictoire qui était le propre de la méthode socratique, s’estompe au profit de la théorie des idées.

Sans pour autant que ce soit une véritable rupture, style retour arrière ! Livre II des Entretiens La théorie des idées ou théorie des formes intelligibles est la doctrine de Platon selon laquelle les concepts, notions, ou idées abstraites, existent réellement, sont immuables et universels et forment les modèles (archétypes) des choses et formes que nous percevons avec nos organes sensoriels. 

Il faudra attendre la maturité du troisième larron, Aristote, disciple de Platon et longtemps membre fidèle de son académie, pour le voir exprimer des réticences à la théorie des idées. Le signal est donné des désaccords qui vont se multiplier. Sans que l'estime, la fidélité et l'amitié entre Maître et disciple n’en soient affectées. Car, très intelligemment, Aristote, dans ses critiques des platoniciens, s’inclut en disant « nous », art suprême de la pratique de la rupture !

Aristote, devenu le premier philosophe à avoir été un disciple au sens institutionnel du terme, a eu Platon pour Maître et il lui a succédé en instaurant une rupture qui marque toujours l’histoire de la philosophie, notamment lorsqu’il proclame cette simple phrase :

        «Platon est mon ami, mais j'aime encore plus la vérité». 



En synthèse de mon propos et en première partie de ma conclusion, je dirai que si je me suis tenu à l’étude de ce qu’on peut qualifier de la première séquence Maîtres-disciples de l’histoire de la philosophie, c’est pour tenter de montrer que, depuis 2500 ans il a toujours existé, une instruction d'homme à homme.

 C'est la philosophie qui a établi le protocole durable et encore valide à ce jour, d'un échange rationnel et productif entre un Maître et un disciple pour assurer au mieux la transmission. Pour autant, ce modèle n'est pas resté figé. Il a investi la totalité du champ de la transmission des savoirs et des valeurs et il a généré les idéaux qui ont inspiré depuis, d'une manière ou d'une autre, toutes les modalités de la formation des hommes. La perpétuation de ce modèle humaniste fondé sur l'éducation par le savoir est au fond un élément essentiel qui éclaire notre propre origine, nous Francs Maçons de Rite Ecossais Ancien et Accepté. La preuve en est que la plus grande rupture imaginable, ce serait d'y mettre fin. Comme dans le slogan que j’ai vu écrire en mai 68 sur les murs de la Sorbonne «Plus de Maîtres» 

Non seulement cette demande radicale de libération (forme radicale de rupture) ne pouvait pas être satisfaite, mais on voit à présent des étudiants, des parents, des institutions réclamer, dans une sorte de surenchère désespérée, toujours davantage de Maîtres, de gourous, de pourvoyeurs de sagesse de toutes sortes. Sans parler du système médiatique qui nous impose ses maîtres à lui. Influenceurs de toute sorte, allant des athlètes célèbres aux héros éphémères du star-system, en passant par un chroniqueur médiatisé, tous prétendant nous enseigner l’art de vivre, nous guider vers le bonheur et la sagesse. 

A l’opposé, la tourmente de la pandémie a ouvert un nouveau champ de réflexion. Pourquoi ne pas supprimer complètement le rôle de Maître. L'étudiant, l'écolier ne seraient-ils pas très bien tout seuls ?Devant leurs écrans ouverts sur de nouveaux mondes aux frontières infinies.

La machine est d'une patience inégalable. L'accès au savoir qu'elle permet est illimité. Et puis il y a l'interactivité, cette forme électronique de la dialectique que nous avons exploré à travers nos visio-conférences ! Alors, dépassée la conception socratique (et post-socratique) du nécessaire rapport direct Maître-disciple ? En réalité, je crois qu’elle conserve plus que jamais toute sa force, ce qui démontre que la philosophie antique est d’une étonnante modernité. 

Platon avait déjà anticipé cette difficile question de l’appropriation des connaissances et du véhicule de leur transmission. L'écrit lui apparaissait déjà comme une forme de facilitation fatale à la vie de l'esprit. Tiens !Tiens ! Nos anciens qui ont basé la transmission de notre tradition sur la forme orale se seraient-ils inspiré de l’idée de

Platon qui pensait que les textes écrits peuvent faire naître de faux sages. Selon lui répéter à l’envie ce qu’on a lu ne peut produire cette conversion intérieure sans laquelle il n'est pas de savoir authentique, seul un dialogue vivant Maître-disciple la rend possible. 

Néanmoins, nul n’est prophète, la civilisation du livre, accélérée par l’invention de l’imprimerie, a largement contribué à rendre indispensable l'intervention magistrale. La modernité de l'ordinateur apparaît comme une nouvelle forme de facilitation mais on s'aperçoit qu’à son tour, cet outil  ne modifie en rien la nécessité, sous quelque forme qu'elle s'exprime, de l’importance d'un Maître face à un disciple. 

Toutes les dérives, tous les dangers d'aujourd'hui peuvent s'analyser en termes de filiation et de rupture. Ceux qui veulent que rien ne change au nom de la filiation, qu’ils l’appellent culture, coutume ou tradition, condamnent à la transmission conformiste et finalement stérile.

 Au livre VII de la Republique.(lien), Socrate exprimait déjà sa méfiance à l'égard de ces pseudos Maîtres qui 

«semblent se prétendre capables d'introduire le savoir dans l'âme comme on mettrait la vue dans les yeux des aveugles … alors que l'éducation, art de la conversion, consiste à faire regarder dans la bonne direction». 

Notre ancien grand maître, Michel Barrat voyait juste lorsqu’il nous invitait à procéder à une conversion du regard. Sans cette conversion, sans l'expérience du libre regard, il n'y a pas de possibilité de rupture.

 L'incapacité de rompre, entretenue par des pseudo Maître est l'un des traits marquants des systèmes sectaires. Les phénomènes qu'on appelle aujourd'hui sectaires, et qui sont, par certains, interprétés comme des manifestations d'une véritable modernité, sont en réalité des signes de régression vers le temps où le Maître qui diffuse sa pensée n'était finalement pas un vrai Maître.

Le magister déchu en Dominus. Mais à l'opposé, la délégation trop précoce du pouvoir de rompre avec certaines traditions, trop bien établies peut être, telle que l’a dénoncée Hannah Arendt dans son ouvrage «La crise de l'éducation», peut condamner l'éducation à une liberté illusoire et dangereuse, parce qu’on oublie que, à travers le Maître, c’est du savoir lui-même que nous sommes, en réalité, les disciples.

 Vous avez compris, mes très chers  Maîtres, que, en fin de compte, le couple rupture - filiation ordonne l'exercice de toute pensée. Et ce tout au long de notre vie. Né de la philosophie, il en demeure le cœur.

 Parler du Maître et de son disciple, c’est parler d'une seule et même personne, tant on est à la fois Maître et disciple – disciple et Maître selon les moments. C'est ce que nous dit Henri Bergson

                         «le philosophe est un éternel étudiant» 

comme nous même disons que le Franc Maçon est un éternel apprenant. 

Au terme de ce travail, je me dois,   de gérer une certaine frustration, déception, désappointement, sentiments qui sont surement nés dans l’esprit de nos Frères s. Déception car je n’ai pas à proprement parlé du devoir de transmission du Maître Maçon, alors qu’ils ont la responsabilité de porter une  attention soutenue et un regard attentif sur le cheminement des apprentis et des compagnons, voire des plus jeunes Maîtres. 

De même, si j’ai beaucoup détaillé l’histoire de la philosophie de la transmission et si j’ai insisté sur les modèles néfastes et sur les formes positives pour obtenir le meilleur résultat, je n’ai pas volontairement abordé les questions : Quoi transmettre ici ? ni Comment ?, ni, au fond, Pourquoi ? Répondre à ces questions, c’est entrer dans la spécificité de notre Rite., puisque nous savons que, dans les pays ou règne l’esprit des Loges anglo-saxonnes, on réfléchit peu, on enseigne peu, on ne transmet, au fond, que ce qu’on a reçu par filiation ! 

Permettez-moi donc, et j’en terminerai là, d’inviter, dès lors, tous nos Frères, après qu’ils auront réfléchi et échangé sur l’histoire que je viens de leur raconter, de se plonger dans notre rite, nos outils, nos symboles, nos mythes, mais aussi notre manière de vivre et de diffuser notre tradition, notre vocation, nos buts, nos ambitions, notre recherche, bref, tout ce qui constitue notre bibliothèque de savoirs et de se poser à eux même, ou entre eux, ces questions du Quoi, du Comment et du Pourquoi et de formuler leurs propres réponses. En conservant ce qui revient de droit à la filiation dont nous sommes issus et à la légitime rupture à laquelle nous devons recourir avec raison. En philosophes éclairés. En Maîtres maçons accomplis. 

J'ajoute que je dédie cette planche à Samuel Paty, Maître assassiné le 16 octobre 2020, parce qu’il voulait amener ses élèves à comprendre qu’ils pouvaient penser par eux mêmes sur tous les sujets, 

Daniel For.·. 


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