Propos sur le stoicisme.





A la mémoire des très illustres Frères Albert LANTOINE (33°) et Etienne GOÛT (33°)

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«Là-bas sous l'Agora soufflaient toutes les passions de la vie politique : des orateurs injuriaient ou acclamaient l'homme du jour, mais le vent n'apportait pas leurs cris sous le portique sacré. Nous aussi nous fermerons la porte au bruit de l'Agora. Nous entrerons dans le temple, selon le mot du Cynique, avec des âmes neuves. Ici les mots de haine ne seront pas prononcés, nous voulons nous pencher vers la perversité morale comme un médecin examine les maladies corporelles, en songeant que pour les unes comme pour les autres, l'homme porte le poids d'un aveugle destin... Nous voulons considérer les choses du seul point de vue philosophique et critique, avec douceur et, disons le mot, avec sérénité. Car, serviteurs très humbles de l'idée et de notre titre, nous savons que c'est la sérénité de la pensée hellène, inscrite au Parthénon, comme tous les dialogues de Socrate qui, plus que l'héroïsme des guerriers, a fait les âmes nobles et l'Hellade immortelle. »

Francis Baumal Fondation du Portique, 12 juillet 1910

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Nous sommes un peu après 300 ans avant JC.

Imaginez une ville assez crasseuse. Malgré un soleil ardent, elle n’est pas la ville blanche qu’on imagine de nos jours et elle est plutôt réputée, alors, pour ses mauvaises odeurs et son insalubrité. Les rues, plutôt des ruelles, sont étroites et tortueuses. Pas l’ombre d’un dallage : on y marche sur la terre, et l’hiver, dans la boue. Constituée d’anciens villages, elle abrite 250 à 300 000 habitants qui vivent pour la plupart dans des petites maisons d’un étage, avec trois ou quatre pièces, faites de briques crues et de cailloux tenus par un mortier de terre.

Les femmes y sont confinées toute la journée, les hommes passent de longues heures dehors à parler des affaires de la ville, du commerce, des mérites de tel ou tel philosophe ou du banquet donné la veille par Criton. On y a bu du bon vin coupé d’eau, mangé quelques poissons, du pain, des olives, du miel. Des filles sont venues exécuter quelques danses lascives, mais chacun des convives avait plus ou moins son mignon... On trouve aussi quelques belles demeures patriciennes, quelques immeubles collectifs, abritant les unes les grandes familles et leur cohorte d’esclaves, les autres des citoyens plus ordinaires et des métèques. Ceux là ne sont pas à plaindre, ils ont aussi leurs esclaves : cinq en moyenne par foyer. Sur 300 000 habitants, on ne dénombre que 21.000 citoyens au début du 3° siècle. Le reste sont des métèques et surtout des esclaves.

Cette ville, c’est Athènes.

Bref, la vie est belle, si l’on sait se satisfaire de peu et si l’on supporte les rats, les mouches, les eaux usagées qui vous éclaboussent les jambes et surtout les portes des maisons qui s’ouvrent vers l’extérieur et qu’on risque à tout moment de prendre dans la figure. Heureusement, cela fait belle lurette que les habitants préviennent qu’ils sortent en tambourinant sur leur porte. Athènes est peut être la seule ville où l’on frappe avant de sortir ! Mais les Grecs ne sont-ils pas le peuple le plus logique du monde connu ?

Ainsi tout va bien, si l’on se contente aussi de cette semi-liberté qu’octroie le royaume macédonien et le successeur d’Alexandre, mort en 323. Les discours de Démosthène n’y-ont rien fait. Les Athéniens ont perdu leur courage légendaire, leur rectitude morale et du coup leur liberté. Au moins, ils auront appris que le droit n’est rien face à la raison du plus fort. Ils ne s’en remettront jamais. Heureusement, il y a l’Acropole, quelques temples et monuments pour se souvenir des splendeurs de naguère... Maintenant que l’épopée est achevée et que l’histoire a confié à d’autres le soin de l’écrire, il ne reste plus qu’à vivre. Et à attendre la mort, en supportant non plus les grandes douleurs héroïques, mais les misérables petites vicissitudes de l’existence. C’est moins beau, mais chaque époque a son charme... Pour s’en consoler, il reste la philosophie.

A Athènes, on a le choix. Là, la plus fameuse des écoles, celle de l’Académie, fondée par Platon et qui ne sera fermée que 800 ans plus tard, en 529, par Justinien. Plus loin, l’école des Péripatéticiens, disciples d’Aristote ou celle des Cyniques, les philosophes au chien qui maugréent sur le monde et les hommes.

Et puis regardez, ce type barbu qui passe sur l’Agora, efflanqué comme un vieil âne, habillé hiver comme été d’un mince manteau de lin. Il a le visage creux, un corps plutôt chétif et disgracieux, mais ses yeux brillent et un sourire flotte sur ses lèvres, à mi-chemin entre la compassion et la causticité. Derrière, il entraîne une bande d’individus aussi gueux que lui, aussi dépenaillés. Ils parlent peu, quelques mots à peine, tout en se dirigeant à l’autre extrémité de l’Agora, vers le Stoa Poikile, le Portique des Peintures.

C’est là que tout le jour, ils vont discourir avec moins de passion que d’économie pour approfondir leurs connaissances et affermir leur philosophie.

Le vieux, c’est Zénon, ses disciples on les appelle les Zénoniens, mais bientôt ils seront plus connus sous le nom de Stoïques, du nom du Portique à l’ombre duquel ils se rassemblaient : le Stoa. Zénon serait né à Kittion, dans l’île de Chypre, de parents phéniciens disait-on, mais probablement

grecs, en 332 av J.C. Soit 15 ans après la mort de Platon et quelques années avant le début de l’épopée d’Alexandre. Il était arrivé à Athènes en 312 pour étudier la philosophie et avait suivi d’abord l’enseignement de Polemon, chef de l’Académie, puis de Cratès, le plus fameux des cyniques. Il fonda sa propre école vers 300/290, plus ou moins à l’âge de 40 ans. Diogène Laërce, poète et biographe, auteur de «Vie Sentences et Doctrines» des philosophes illustres nous dit qu’il mangeait peu, se nourrissait de pain, de miel et de nourritures crues, probablement des légumes, et buvait un peu de bon vin. Il nous apprend également que Zénon allait quelquefois aux prostituées, mais uniquement dans le souci de ne pas paraître misogyne. C’est d’ailleurs sans importance puisqu’il avait un mignon, peut être le plus fidèle et le plus doux de ses disciples, Cléanthe. Pure médisance de ma part...

On sait encore que Zénon parlait peu, qu’il était sobre dans ses propos et sa tenue et qu’il se montrait patient envers tous. Sa fermeté d’âme était légendaire, tout autant que son austérité exemplaire. A sa mort, les Athéniens vouèrent une grande reconnaissance à sa mémoire : il eut droit à ce qu’on appellerait aujourd’hui des funérailles nationales, eu égard aux services qu’il avait rendus à la cité, notamment à travers l’enseignement qu’il avait délivré à la jeunesse.

Malheureusement rien de ce qu’il a écrit ne nous est parvenu, non plus d’ailleurs que de ses premiers disciples. Pour l’approcher, on en est réduit à s’en remettre aux citations et informations fournies par des commentateurs tardifs : Laërce, Didyme ou des adeptes lointains et romains de sa philosophie : Sénèque, Epictète et Marc Aurèle. Ceux là sont ceux qui nous renseignent le mieux sur le stoïcisme.

                                                                                                        Qu’est-ce donc que cette philosophie dont Zénon fut le fondateur ? La nature de son influence et son évolution nous l’ont fait connaître plutôt comme une doctrine morale, tout entière résumée dans ces mots d’Epictète : «Supporte et abstiens toi». Aujourd’hui encore, l’adjectif stoïque est attribué à celui qui supporte les malheurs avec fermeté d’âme, avec stoïcisme. C’est beau comme l’antique, mais malheureusement cela ne traduit pas du tout l’ampleur et la profondeur du vrai stoïcisme. La doctrine de Zénon

, développée ultérieurement par ses disciples était bien plus que cela. L’attitude devant les heurs et malheurs de l’existence, fortement teintée de cynisme, n’est, en effet, (selon moi) qu’une conséquence logique d’un système philosophique complexe. Une philosophie totale, hautement systématique où
«l’aspiration rationnelle à la sagesse, au bonheur et à la vertu est indissociable d’une conception du monde et d’une technique de l’intelligence»
.
Les Grecs en effet, par la philosophie, cherchaient tout à la fois à expliquer le monde, donc à se donner les moyens intellectuels de le comprendre, et à pouvoir y vivre le mieux possible, c’est à dire de manière acceptable.

La philosophie de Zénon est, peut-être, celle qui y a le mieux réussi. Elle comporte trois ensembles étroitement unis dont la maîtrise est nécessaire si l’on veut être un vrai philosophe. Qu’il en manque un et tout l’édifice s’écroule. Ces trois ensembles sont : la logique, la physique et l’éthique chacun d’eux déterminant les deux autres. La logique fournit la technique intellectuelle qui seule permet, grâce à sa rigueur de comprendre le monde, le cosmos et ses manifestations physiques. De cette compréhension découle une éthique, c’est à dire une façon de vivre qui rend tolérable l’existence.

Sans entrer dans le détail, voici quelles sont les grandes lignes de cette architecture intellectuelle stupéfiante qui séduisit toute l’antiquité et s’est retrouvée jusque chez les penseurs chrétiens et dans les œuvres d’hommes comme Montaigne, Spinoza, Kant et Alain.

1. LA LOGIQUE

Le Logos est le maître mot du stoïcisme. Logos c’est à dire Langage et Raison, à la fois le propre de l’homme et le principe directeur du cosmos. Les stoïciens vont étudier l’un et l’autre. Le langage d’abord dont ils sont les premiers grammairiens d’une part et, d’autre part, dont ils vont disséquer à l’infini toutes les significations induites par ses infinies variations. En cela, ils seront les inventeurs de la sémiologie, en faisant les premiers la distinction entre le signifiant et le signifié. De là, ils chercheront à déterminer avec précision le critère de la vérité, dans l’enchaînement logique du discours, donc des idées. Rhétorique, dialectique, syllogismes, propositions de toute nature sont largement utilisés afin de rendre le raisonnement et la démonstration les plus rigoureux possibles et distinguer les conditions de validité de la vérité.

Leur influence sur la logique moderne est aujourd’hui essentielle. Les stoïciens font aussi un grand distinguo entre l’impression qui est une affection passive et la perception qui est affirmation et jugement et donc affaire de volonté et d’effort. L’enchaînement des idées et les principes qui les dirigent dérivent d’une expérience antérieure et d’un ordre plus élevé, celui du logos «divin». C’est ce que dit précisément Marc Aurèle

:
«A quoi faut-il rapporter notre soin ? A ceci seulement : une pensée conforme à la justice, une activité dévolue au bien commun, un langage tel qu’il ne trompe jamais, une disposition à accueillir tout ce qui arrive comme étant nécessaire, comme étant attendu, comme découlant du même principe et de la même source.»

2. LA PHYSIQUE

Elle est matérialiste, dynamiste et très compliquée. En deux mots, il y a deux principes : passif, la matière première, indéterminée, informe et inerte ; et un principe actif qui différencie et organise ce substrat initial d’existence et lui donne forme, force et vie. Ce principe là est le souffle, l’esprit, le feu créateur, la Raison immanente dont l’activité prend la forme d’une tension, d’une force. Les deux sont inséparables : pas de matières sans force, pas de force sans matière. La force pénètre les corps et remplit l’espace. Elle est l’âme du monde. Dieu. La loi rationnelle fait l’armature du monde qui enchaîne rigoureusement les causes et leurs conséquences, c’est à dire le déroulement des événements. Dans cet univers, l’homme est le seul être à la fois raisonnable et mortel, comme toutes choses il est soumis à la fatalité.

3. L’ÉTHIQUE

L’idée première de la morale stoïcienne est que le souverain bien se trouve dans l’effort pour arriver à la vertu. Le reste est indifférent. En d’autres termes, des états comme la richesse et la pauvreté, la santé et la maladie, la laideur et la beauté n’ont pas d’existence propre et sont indifférents à l’état de bonheur. La seule chose qui compte est l’attitude face à ces vicissitudes. Les choses ne sont donc ni bonnes, ni mauvaises. La vertu réside dans l’intention et la connaissance de ce qui est vertueux. La vertu signifie vivre conformément à la nature, c’est à dire la Raison, le Logos. C’est créer en soi l’Harmonie, c’est vivre en harmonie avec les autres, car tous les hommes sont frères, en harmonie avec la nature à laquelle nous appartenons et dont la logique nous dépasse. L’homme ici est considéré comme partie intégrante de la nature, où il trouve son explication, et non comme dissocié d’elle et dominateur. Epictète nous dit : «Je suis une partie du Tout, comme l’heure est une partie du jour». L’âme ne peut se fortifier que dans la raison. Dans la passion, elle se relâche. Le sage doit donc s’en éloigner et rester insensible et impassible. Ainsi, il acquiert sérénité, courage et se révèle le plus avisé des hommes, tel le promontoire rocheux décrit par Marc Aurèle.

Après ce bref aperçu, forcément incomplet et atrocement réducteur, comment peut-on résumer le stoïque ? A quoi ressemble le Zénon idéal ? C’est un homme qui, sachant que l’inévitable est sur suspendu au dessus de lui, accepte les rigueurs et les bonheurs de la vie avec une égale humeur. Qui sait que le Monde est un tout dirigé par la Raison, le Logos. Qui tend à s’exprimer de la façon la plus rigoureuse et la plus économique possible pour s’approcher au plus près de la vérité. Qui enfin s’efforce d’être un homme de bien, aussi bien dans la cité que pour ses proches.

N’est-ce pas là le portrait d’un franc maçon, mes FF.·.? A tout le moins, ne voyez vous pas dans ce portrait de Zénon émerger les qualités d’un franc maçon ?

Le fondateur de la Loge N°427 de la G.·.L.·.D.·.F.·., «Le Portique», Albert LANTOINE, le pensait sans doute. Qui était le Frère LANTOINE ? Un des plus éminents membres de notre Obédience. Né en 1868, mort en 1949, il était 33° du R.·.E.·.A.·.A.·. Historien, il écrivit plusieurs livres fameux.

C’est en vrai stoïque qu’il fonda le Portique, en 1907/1910, en hommage à Zénon. Moins pour que les FF.·. viennent y apprendre les moyens de mieux accepter la vie que pour y débattre du monde sous le signe exclusif de la Raison. C’est à dire en usant d’intelligence, d’entendement, de précision et de logique. Pour connaître et progresser dans la connaissance. Pour soumettre à l’examen critique les faits, les hommes, les idées, tout ce par quoi le monde se manifeste. A seule fin d’y discerner, même de loin, le Logos universel, ce que nous appelons le G.·.A.·.D.·.L.·.U.·. ... A seule fin aussi, grâce à l’effort mutuel, de pratiquer la fraternité et le bien. Bref pour que les FF.·. y pratiquent les valeurs stoïciennes les plus élevées : la connaissance, la raison, l’effort, la fraternité et l’humilité.

C’est en cela que je considère que le stoïcisme, s’il est une valeur philosophique, est une valeur maçonnique. Il réunit, en effet, les éléments, les attitudes qui nous sont les plus chers et les plus utiles :

La rigueur intellectuelle, dépassionnée, qui nous permet d’aborder ici, dans notre Loge, les problèmes en toute sérénité, mais surtout nous encourage à ne pas nous égarer dans des travers funestes ou des conceptions ésotériques et symboliques fumeuses. Toujours ne devons-nous pas raison garder, mes FF.·.?

La soif de connaissance ensuite qui nous encourage à étudier sans relâche, à toujours apprendre et mieux connaître le monde dans lequel nous vivons et avec les moyens qu’il nous offre.

L’humilité tranquille encore et la sagesse à adopter face aux événements de la vie dont le sens nous dépasse, puisqu’il appartient au Logos divin.

La fraternité aussi qui est la plus belle manifestation de ce qui précède, sa conséquence la plus élevée et la plus douce à notre cœur. Nous l’appelons aussi l’amour.

J’ajouterai enfin le silence.

Daniel FOR.·. Paris le 27 mai 60081



Planche allégée et légèrement remaniée le 6 mai 2020 .

AUTEUR/DANIEL/1518/GLDF



Principales periodes du stoicisme 







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