La rencontre de l'autre en loge.


"Si le but essentiel de la Franc Maçonnerie est l’émergence d’un homme nouveau, meilleur, plus humain, plus intelligent, plus humble, plus fraternel, je suis certain que ce but ne peut être atteint que par le perfectionnement de l’être au contact des autres dans la pleine reconnaissance de leur altérité. Et ceci ne peut être le produit que d’une démarche collective."

La rencontre de l’Autre en Loge»
               "Rien, en un sensn'est plus encombrant que le prochain. Ce désiré n'est-il pas
 l'indésirable même ? Emmanuel Levinas
«Il n'y a pas d'étranger en ce lieu, vous êtes seulement parmi des amis que vous n'avez pas encore rencontrés».
Inscription au fronton de la R.·.L.·. « N°101 Howard » de la G.·.L.·. du Maryland.


Introduction
Tout autour de nous la violence est manifeste. Sous les formes très visibles du terrorisme, du nettoyage social ou ethnique, de la criminalité, des violences urbaines ou sous des formes plus secrètes dans les familles ou les entreprises, la gangrène de la violence prolifère, semant les graines de la peur, de l’intolérance et de la haine dans le coeur des individus, réintroduisant le cycle fatal de la vengeance. Depuis quelques années, nous observons ces phénomènes de violences, d’incivilités dans un grand nombre de quartiers populaires, rendant la vie des habitants et de tous ceux qui y travaillent très difficile et parfois dangereuse.
Découragés, dévalorisés même par leur propre impuissance, les agents des services publics, policiers, pompiers, travailleurs sociaux, risquent d’abandonner à leur sort les habitants de ces cités, a favoriser ainsi leur exclusion. Pire encore, les ruptures de la communication et du dialogue entraînent l’agressivité, la montée des extrêmes, l’incompréhension, les malentendus, pour ne pas dire la haine et la paranoïa entre les uns et les autres. Certains policiers, et même des pompiers tombant dans des guets apens, parfois menacés de mort, en viennent à considérer ces «autres» comme des ennemis qu’il faudrait éradiquer. Le racisme reprend des couleurs, il n’hésite pas à s’exprimer à mots feutrés en public, mais portes fermées, il n’hésite plus à se dire avec des mots qui parfois, revêtent la couleur du meurtre.
Dans ce joli monde bien réel de terreur, de destruction, d’hypocrisie et de mensonge, la Franc Maçonnerie continue de décréter, en toute sérénité, vouloir édifier un Temple Universel de Fraternité Humaine.
Cette déclaration n’est pas seulement une ambition d’une témérité folle, elle est, au sens plein du terme, une utopie, l’utopie même de la Franc Maçonnerie.
Combien d’hommes de pouvoir ou d’influence ont-ils tenté de changer la société humaine dans l’illusion que cette même humanité serait à même de s’adapter ?
Ce XXIème siècle où l’argent et la technologie ont confisqué l’idée de progrès de l’humanité au profit du seul progrès technologique et où le terrorisme se targue d’être le seul contre pouvoir face à la violence des puissances de l’argent qui exploitent toutes les ressources, l’homme occidental doute de lui-même, du sens de son existence et de la nécessité de l’état démocratique. Il doute même de la vie et de la valeur de la notion d’Amour.
Ce poison du doute ronge les âmes et les cœurs. Il engendre le désespoir qui lui-même génère la violence extrême, quelle soit dirigée contre des civils innocents ou qu’elle se tourne contre les désespérés eux-mêmes qui sacrifient leur vie dans un dernier cri d’inhumanité! Le terrorisme est une violence déréglée, potentiellement illimitée, toujours excessive ; la violence devenue folie. Les terroristes ne ressentent plus le moindre sentiment de pitié ; l’amour les a quittés ; leur cœur est mort.
Or notre communauté humaine ne pourra, un jour, se retrouver dans une vraie communauté de coeur que lorsque nous serons redevenus capables de nous pencher sur la solitude, la détresse et le désarroi de nos semblables. De l’autre. Des autres. De tous les autres.
Si l’Occident a pu un jour se targuer d’être une symbiose des philosophies de l’Antiquité et de la spiritualité issue de la civilisation judéo chrétienne, il est peut être temps d’établir une autre symbiose entre cet héritage culturel et l’arsenal universel de la technique et de la science au service de l’argent.
Le langage, propre de l’homme, reste le seul ciment qui puisse les unir durablement, car il n’est besoin parfois que d’un mot, un mot d’homme à homme, pour que les choses changent.1
Le langage peut, à lui seul, vaincre le doute et transpercer la solitude. Il n’existe peut être que deux vraies richesses en ce monde qui sont à même de croître après qu’on les eût partagées : l’Amour et la Parole. Le prologue de Jean nous rappelle, sur l’autel de serments, ces deux fondements : «Au début était la Parole et la Parole était Amour».
Platon définissait la Dialectique, troisième et dernière étape de construction de la république idéale2, comme la seule voie capable de conduire, par des arguments fondés, un homme averti à l’aboutissement de ses propres idées.
Cet aboutissement, ce but, pourrait n’être qu’une vague utopie sans réalité tangible. Or, la tâche de l’humanité n’est-elle pas d’atteindre enfin cet âge de raison, ce stade de maturité, ce stade de majorité devrai-je dire, ou l’homme pourrait, indépendamment de tout dogme politique, social, religieux, racial ou ethnique, prendre en pleine connaissance de cause des décisions pour le bien d’une communauté plus humaine ?
La survie de l’humanité est peut être à ce prix.
Utopie certes, mais aussi tâche concrète, réaliste, même si elle occupe encore trop peu notre quotidien.
Modestement, mais avec enthousiasme, c’est, mes bien chers Frères, ce que nous tous, les F.·.M.·., faisons dans nos L.·. en travaillant à la rencontre avec l’autre.
Les spiritualités ou les sagesses sont unanimes en disant que ce qui nous indigne en l’autre n’est que le reflet de notre propre méconnaissance de nous-même.
Si nous sommes prêts à cesser de nous aliéner à l’égoïsme, à l’ambition personnelle et aux plaisirs futiles ou illégitimes alors nous libérerons nos cœurs dans la profondeur des relations humaines. Notamment et particulièrement en Loge.
La Loge : un lieu unique de rencontre avec l’autre
La Loge Maçonnique est, par construction, le lieu idéal, bien qu’imparfait, de la rencontre avec l’autre, mon Frère, de la découverte des autres, tous mes Frères. C’est aussi le lieu d’un travail intime avec l’autre moi-même. Mon Moi profond. C’est enfin, pour certains d’entre nous, un lieu de recherche du Grand Autre, derrière le concept de G.·.A.·.D.·.L.·.U.·.
Dans ce lieu unique, nos anciens ont rassemblé, au fil des siècles, tous les moyens pour favoriser la rencontre d’autrui.
Cet espace, notre rite, nos symboles, notre méthode, notre éthique, bref tout ce que nous enseigne le R.·.E.·.A.·.A.·., permet la manifestation de notre autonomie véritable, en même temps que l’initiation crée en chacun de nous un bouleversement si profond qu’il nous éveille à un autre moi, qu’il crée les conditions pour s’ouvrir aux autres. Pour nous présenter sous notre vrai visage. Qu’il nous donne cette maturité d’homme libre et conscient que j’évoquais dans mon introduction.
Car, ici dans ce lieu, au-delà de la vérité et de l’apparence de nos enveloppes charnelles, tout est fait pour que nous apparaissions avec notre vrai visage.
Faisons ensemble un retour en arrière. Après avoir été occulté par un bandeau, le corps a demi dévêtu, notre visage apparaît nu, éclairé par la pénombre, à la fois abstrait et concret, sans protection, dépouillé de ses ornements culturels, vulnérable, exposé à bout d’épées. Pour autant que nous lâchions prise, c'est-à-dire que nous nous soumettions à cette transformation qui va s’opérer un peu malgré nous, c'est cette apparente fragilité, cette extériorité désarmée qui abrogent en nous et malgré nous, l'égoïsme tranquille qui nous caractérise.
Tout d'un coup, l'autre me regarde et m'oblige en m’accueillant dans son cercle. Tout d'un coup, ce groupe d’hommes bigarrés et armés m'ordonne de me soumettre à des lois étranges, m’invite à découvrir avec lui que l’initiation, avant d’être une ascèse, est un traumatisme. Que l’initiation n’est pas qu’un simple travail de soi sur soi. Non, mes Frères, la mort du vieil homme, l’éveil de l’homme nouveau et la recherche de la perfection, ce ne sont pas que des mots ! L’initiation, c'est une intrusion, un déchirement, une effraction, mais aussi une affection. L’initiation c'est tout ensemble, une liaison et une lésion, un sentiment qui attache et une brûlure qui afflige, une réflexion profonde et une projection dans l’action.
Devenir Franc Maçon, c’est ainsi, d’une certaine façon, redevenir un être humain. Un moment unique dans la vie où le moi prend la dimension de l’humanité lorsque je suis invité à sortir de mon être pour aller vers l'autre. A l’instant où tous me disent leur fraternité, je ne mesure peut être pas encore ce que donner à l’autre de fraternité, de tolérance, d’amour va me demander d’efforts. Entrer dans la chaîne d’union, ce n’est pas simplement se tenir la main tous ensemble avec émotion.
Pourtant questionne Emmanuel Levinas «Rien, en un sens, n'est plus encombrant que mon prochain. Désiré, n'est-il pas l'indésirable même?»3
Beaucoup d’hommes souhaitent tordre le cou au scrupule d'être; libérer leur vie de toute immixtion étrangère, la déployer sans entrave, lui redonner sa cruauté naturelle, sa vitalité sauvage et sa spontanéité; substituer, en guise de socialité, la communauté raciale à la proximité avec les autres hommes, i.e. la mixité; exprimer la nostalgie d'un monde sans autrui, réduire l'inquiétude où l’existence des autres plonge mon existence.4
Les hommes, nous a démontré Kant, «sont responsables de leurs actes, dans la mesure où ils sont les sujets d'une volonté autonome, qui leur permet d'agir moralement, mais aussi, éventuellement, de se complaire à agir de façon immorale».
Kant dégageait cette philosophie morale de l’observation de la pratique du jugement moral par les hommes. Tant dans les tribunaux que dans la vie courante, les hommes ont l'habitude de porter des jugements moraux. Or porter des jugements moraux suppose que nous considérions les hommes comme responsables de leurs actes. On ne pourrait pas porter de jugements moraux si on ne présupposait pas, chez chaque homme, la pleine possession de ses facultés, la fameuse «imputabilité de ses actes» chère à Paul Ricoeur5, ce qui suppose une volonté autonome, libre.
Et cette volonté libre se fonde sur le primat de la raison, c'est-à-dire sur la possibilité donnée à chaque homme, par le fait même qu'il est doué de raison, d'opposer de manière raisonnée, la loi morale à ses intérêts personnels. Que l'exigence de la raison se fasse entendre en nous est une liberté qui nous permet d'avoir une volonté autonome et de nous opposer non seulement aux actes immoraux des autres mais d'abord à nos propres désirs égoïstes.
Dès lors, mes Frères, cette liberté, que l’on pourrait définir comme l’autonomie de la volonté, cette liberté dont nous nous réclamons, n’est-elle pas la forme même de l'humanisme classique qui suppose un homme maître de lui et libre de ses actions ?
C'est là aujourd'hui le grand débat entre les défenseurs des Lumières6 et ceux qui les critiquent : opposition entre croyance et connaissance.
Comment échapper à cette alternative entre une illusion, une utopie, celle des Lumières, dont la Franc Maçonnerie est fille à bien des égards, et le renoncement auquel conduit la critique de ce mouvement philosophique ? Ou bien nous nous pensons hommes libres, capables de comportements éthiques et à l'abri des défaillances morales, ce qui risque d'être une illusion dangereuse, ou bien nous pensons que finalement l'homme est incapable de se conduire lui-même, ce qui ouvre la voie à toutes les formes d'obscurantisme et d'autoritarisme.
Voilà un débat fondamental : comment conserver l'héritage des Lumières, dont nous sommes porteurs à travers les idées de tolérance, de liberté, d’égalité, de fraternité, sans tomber dans l'illusion?
Or ce qui est remarquable dans la pensée de Levinas, c'est l'effort qu’il produit pour dépasser cette alternative. Et son analyse est intéressante à plus d’un titre pour nous Franc Maçons.
Sa pensée nous dit : «ce n'est pas l'autonomie qui est le point fondamental de l'éthique humaine, il nous faut reconnaître que la responsabilité n'est pas quelque chose dont on décide librement mais qui s'impose à nous».
Voilà qu’au lieu d'être responsable parce que je suis libre, le philosophe nous dit que c'est de la responsabilité que procède notre liberté ! Mais alors, si je ne suis pas responsable parce que je suis libre, mais libre parce que je suis responsable, d'où procède la responsabilité ?
C'est à cet instant que le philosophe introduit le concept d'altérité, l’Autre, l’Autrui, et affirme cette idée forte : «la responsabilité est quelque chose qui s'impose à moi à la vue du visage d'autrui». Il suffit, et il faut donc, voir un visage, pour «être ligoté, otage d'autrui et se sentir convié à la responsabilité». Je nous invite tous à conserver en mémoire cette pensée forte qui devrait nous aider à voir plus clair lorsque nous nous regardons les uns les autres.
En travaillant sur cette planche, et en relisant donc entre autres, quelques ouvrages de Levinas,7 dont les lectures sont toujours revigorantes, lorsque cette idée m’est apparue, j’ai tout à coup revu mon entrée parmi nous avec un autre œil. La rencontre avec le cénacle des Franc Maçons, ces autres moi-même qui composent la Loge, m’aurait donc fait entrer de plein pied dans la responsabilité de l’homme véritable et permis d’acquérir ainsi la vraie liberté ?
J’aime assez définir la Loge Maçonnique comme un «laboratoire de reliances»8 -au sens de relier ce qui est délié- c’est-à-dire une structure qui a pour finalité de remédier aux phénomènes de déliances -au sens de destruction des liens sociaux- par des invitations à un travail de reconstruction des liens avec soi, envers les autres et envers le monde. Le fondement de l’initiation maçonnique est ainsi, à cet égard, semblable à celui de la plupart des initiations : processus de mort (déliance), de renaissance et d’apprentissage de nouvelles relations (reliances).
Comment en effet notre ambition de construire le «Progrès de l’humanité» aurait un sens si, d’abord il ne s’agissait pas de reconstruire notre propre humanité d’homme au contact avec nos semblables dans un univers dédié à ce seul objectif? Dès lors, le travail de recomposition du lien social, fondé sur une autre vision de l’homme est exactement, selon moi, consubstantiel du projet maçonnique :
  • déconstruction des aliénations sociales et abandon des préjugés, «laisser ses métaux à la porte du Temple»;
  • processus de l’initiation maçonnique, c’est le premier travail de l’Apprenti nouvellement initié, «travail d’apprentissage par ailleurs jamais achevé»;
  • retissage de liens sociaux et humains, à l’exemple du travail du Compagnon, «celui qui partage le pain».
Il s’agit donc bien d’un travail de déliance, préparatoire à un travail de reliance pour acquérir la responsabilité, grâce à l’altérité reconnue dans le visage de l’autre, laquelle me donnera accès à la liberté.
Mais n’oublions pas mes Frères qu’entre autrui et moi, entre chacun de vous et moi, il subsiste une séparation originelle qui est irréductible. Nous sommes à la fois identiques et différents. Et il faut qu’il y ait une différence, il faut que nous soyons séparés par cette «distance infinie de l’altérité» pour que, au-delà de ce qui nous sépare, une relation à double sens puisse se nouer. Le voyage vers, l’autre, cet étranger au sens géographique et humain du terme, est toujours double car il nous ramène à notre propre intériorité. A l’instar de ce à quoi nous invite Montaigne, continuons ici à « frotter et limer notre cervelle contre celle d’Autrui ». 9
Nous rapprocher les uns des autres, partager nos solitudes, échanger nos différences, pour nouer notre alliance, pour, au fond, réunir ce qui est épars, exige de nous un effort de tous les instants. En premier lieu, ici, dans la Loge. A l’extérieur, dans le monde profane, nous observons que la plupart des gens n’écoutent pas avec l’intention de comprendre, ils écoutent avec l’intention de répondre.
Ici, la méthode maçonnique nous invite à faire l’inverse. C’est par ce travail de construction basé sur l’écoute et la compréhension que se crée cet esprit de groupe (égrégore pour certains) spécifique de la Loge Maçonnique, c’est grâce à ce travail les uns vers les autres que la voie initiatique constitue une expérience unique de fraternité. Expérience initiatique vécue, dans la mesure où elle nous fait redécouvrir, affronter, assumer les dimensions contradictoires de cette Fraternité, qui peut à la fois être si fusionnelle –tels Castor et Pollux- mais aussi fratricide –tels Abel et Caïn. 10
La plupart des profanes qui frappent à la porte du Temple, souffrant d’une forme de solitude dans la cité, expriment l’intense désir d’en franchir la porte avec l’espoir de pouvoir vivre des relations amicales, chaleureuses et véritablement fraternelles, car la fraternité alimente la vie lorsque la solitude est ressentie comme une forme de mort.
La vocation de l'homme Franc Maçon
Sous l’effet de l'évolution de l’espèce, l'homme a développé un cerveau qui l'a libéré de la conduite instinctive de l'animal, préoccupé uniquement de sa survie. L'homme dispose d'une «capacité neurologique», comme dit Jean-Pierre Changeux11, qui l'a ouvert, notamment, à des actions désintéressées. Il est ainsi capable d'inventer son avenir au-delà du donné naturel, de donner un sens à ce qui existe. Dès lors, l’homme apparaît porteur d'une vocation, une vocation d'unité, d'unification. Penser, c'est comprendre et comprendre c'est unifier, c’est relier. La vocation de l'homme c'est de ramener à l'unité ce qui est d'abord dispersé, c'est-à-dire de donner du sens à ce qui, étant dispersé, apparaît comme en étant dénué. Peut-on appeler cela l’humanisation du monde ? Peut-on dire que c’est là le projet de perfectionnement de l’humanité que proclame le Franc Maçonnerie ?
Dès sa naissance, chaque homme porte sur son visage cette lumière, cette ouverture, cet intérêt pour le monde qui transcende tout besoin et toute nécessité. Mais le monde du désintéressement reste entièrement à construire. Tant il apparaît encore plus difficile d'envisager un projet de civilisation universelle, unique, unifiée, que d'envisager de faire cohabiter harmonieusement une multiplicité de cultures (cf. la Tour de Babel). Chaque homme, chaque culture revendique sa différence, plus souvent contre l’autre qu’avec.
A travers la peau spécifique de chacun peut, néanmoins, transparaître la lumière primordiale qui lui est personnelle mais aussi semblable aux autres. Voilà pourquoi le visage d'autrui peut, seul, me dévoiler cette lumière, cette étincelle de vie. Quelque chose transparaît dans le visage et dans l’éclair des yeux, qui transcende l'animalité. Hélas, elle peut aussi l’exprimer. Certains philosophes ou poètes ont fait remarquer que, dans une personne humaine, seul le visage est vraiment expressif de cette capacité à donner du sens12.
Pour connaître quelqu'un, il faut voir son visage. Que voyons nous en premier lorsqu’on nous ôte le bandeau : des visages ! Ennemis d’abord (peut être), amis ensuite ! Première étape symbolique de la connaissance des autres dans la Loge !
Premiers instants où j’entre dans la chaîne d’union. Franc maçon initié et reconnu comme tel par tous les Francs Maçons. Me voilà alter égo13.
L’altérité bien comprise n’est pas seulement une reconnaissance de l’autre comme un autre moi-même. C’est un témoignage de compréhension de la particularité de chacun, pris individuellement ou en groupe. La reconnaissance de l'autre à la fois dans son identité et dans sa personnalité propre est un préalable à l’instauration d’un dialogue véritable, d’égal à égal.
Deux mots sur la distinction que l’on peut faire entre altérité et tolérance :
  • avec la tolérance, ma liberté s'arrête là où commence celle des autres, - justifiant le regard qui se détourne sans porter de jugement, au nom de l'idée que je ne dois pas me mêler des affaires des autres ;
  • avec l'altérité, ma liberté s'étend au travers de celle des autres, - impliquant l'attention aux autres, le respect fondamental des personnes quelles qu’elles soient et l'ingérence dans les situations identifiées comme portant atteinte aux droits fondamentaux des Hommes d'être à la fois eux-mêmes et chacun différent.
Droit d’ingérence peut être mais attention à la manière dont on le pratique. Ici, dans la Loge, celui à qui est dévolu en premier ce droit d’ingérence, c’est le Frère Hospitalier qui a le droit et le devoir de se rapprocher de tous les autres Frères afin de vérifier si tel ou tel n’est pas victime d’une situation intolérable au regard de la fraternité, de l’altérité et de l’amour qu’on lui doit, afin d’agir comme il convient, au moment opportun et en accord avec le Vénérable Maître. Mais nous avons tous une obligation de vigilance envers tous nos Frères aussi bien pour les rappeler à leurs engagements, ce qui est facile, que pour nous obliger à notre devoir fraternel envers eux au nom de l’altérité, de la responsabilité, de la liberté.
N’oublions pas, encore une fois, que ce n’est pas parce que les hommes font ce qu'ils veulent, qu'ils sont libres. L’autonomie dont je dispose, la capacité à défier le monde de l'action, à faire face à cette loi du plus fort dans une jungle renouvelée est d’abord celle du désintéressement, et donc de cette responsabilité particulière de me sentir responsable d'autrui avant tout intérêt personnel. N’est-ce pas là la noblesse du Franc Maçon ?
Ainsi, notre vocation à l'action désintéressée, à l'ouverture aux autres et même, en allant plus loin, à la protection de la nature (la première mission d'Adam n’était-elle pas de «garder le jardin» ?), cette responsabilité à l'égard des hommes, et en tout premier envers les miens et envers mes frères, nous en trouvons la force par la médiation du visage d'autrui.
C'est par la découverte du visage d'autrui, par la reconnaissance de son altérité, que je peux aimer l’humanité et travailler à son perfectionnement (ceux qui ont la Foi ajouteront «et que je peux aimer Dieu»).
Pourtant, il existe un facteur général déterminant la plupart des formes d'antagonisme dans les relations intergroupes. Depuis un demi-siècle, la littérature concernant des thèmes tels que la nationalité, la race, et l'ethnicité s'est largement développée. Sans oublier, l’identité nationale au cœur de nos politiques d’immigration.
Parmi les raisons historique récentes de ce bourgeonnement figurent, notamment, les réveils des tensions entre Noirs et Blancs aux Etats-Unis, les souvenirs de l'holocauste, des décolonisations, la migration croissante des peuples, les nouvelles formes des guerres de religions, avec comme résultat la reconnaissance de nombreuses minorités ethniques, et l'émergence de nouvelles nations.
Or, ces catégories «nationalisme», «ethnicité», «racisme», pour ne citer que celles-là sont toutes des constructions sociales floues et assez récentes qui reflètent le système de valeurs dominant. En d'autres périodes et en d'autres lieux, d'autres catégories étaient utilisées. Qu'elles qu’elles soient, ces catégorisations des peuples ont toutes pour vocation de mettre en évidence les manières à travers lesquelles nous nous considérons comme étant significativement différents les uns des autres. Elles traduisent diffusément la peur de l’autre, celui qui est différent de moi, éloigné de moi, que nous véhiculons dans notre cerveau reptilien depuis l’origine des temps.
Ce qui unit les Francs Maçons, c’est l’amour fraternel. Passons sur le paradoxe de l’histoire de la maçonnerie spéculative, partie d’une idée de rassemblement des communautés dans une ensemble politique et social déchiré par des guerres sanglantes, elle se traduit trois siècles après, par un fourmillement de différences entre obédiences, ordres, confédérations, rites, lesquels se délivrent des reconnaissances et des titres de régularité, négocient des traités et autres conventions, s’unissent puis se déchirent… dans un bel élan de fraternité !
Restons en donc sur le fond car cette notion de fraternité est un élément majeur parce que c’est fondamentalement l’altérité qui s’exprime, de sorte que je serai tenté de dire qu’altérité et maçonnerie sont synonymes (presque un pléonasme) dans la mesure où je considère, que nous, Francs Maçons, ne pouvons exister que par l’autre et pour l’autre. Tous ceux qui sont ici, je le crois profondément, sont animés de ce souci de vouloir rencontrer l’autre, car c’est en rencontrant l’autre qu’ils vont véritablement mieux se connaître. Je le répète, je crois que ce n’est que dans le regard de l’autre, l’autre soi-même, que véritablement l’homme franc-maçon, prend conscience de ce qu’il est, prend conscience de ce qu’il lui manque et trouve avec les autres ce qu’il est venu chercher.
Ce qui m’oblige d’ailleurs à une certaine humilité : si je veux recevoir l’autre, je suis bien obligé de lui laisser de la place et donc m’oublier un petit peu moi, de faire taire un petit peu mon ego. La tolérance c’est tout simplement cela : comprendre que l’autre est différent, fût-il mon Frère et que c’est ainsi que je le reçois.
Je pense aussi très sincèrement qu’un maçon c’est d’abord un «cherchant», quand bien même adhère t-il à une confession religieuse, c’est d’abord un cherchant parce que s’il avait trouvé ce qu’il souhaitait ailleurs il ne viendrait pas ici. C’est quelqu’un qui, à travers l’autre, avec les autres, cherche le chemin qui éclairera sa vie, qui l’aidera dans ses choix essentiels.
Donc c’est un peu à l’aune du miroir des autres, dans le regard des autres, que l’on trouve éventuellement ce chemin. On ne s’initie pas soi-même. Mais, à partir d’une démarche individuelle libre et volontaire, on s’initie avec les autres, par les autres et pour les autres.
Ne perdons jamais de vue qu’ici, nous avons la volonté de changer le Monde. Je ne pense pas que nous puissions vraiment changer le Monde à l'extérieur tant que nous n'avons pas changé le Monde à l'intérieur de nous-même, en nous changeant d’abord nous-mêmes.


La Loge Maçonnique lieu unique d’apprentissage avec les autres
Je pensais au début que la Loge était à l’image des auberges espagnoles, on n’y trouvait que ce qu’on y apportait. Permettez moi de vous affirmer que rien n’est plus faux. Il y a dans la Loge Maçonnique tout, absolument tout ce qui est nécessaire à l’Apprenti, au Compagnon, au Maître, pour qu’ils puissent y faire leur travail avec profit. Mais la Loge n’existe qu’à partir du moment où les Maîtres, les Compagnons et les Apprentis ornent les colonnes à l’ouverture des travaux et suivent la démarche maçonnique. Plus que ce que j’apporte, c’est ce que je reçois en Loge qui est essentiel.
Ce moment où on m’a donné la Lumière, où on m’a révélé la Loge et où j’ai fait la brusque découverte de tout ce qu’elle renferme et qu’il faut si longtemps à comprendre, cet instant où j’ai vu tous ces hommes étrangers, dont je me découvre Frère, reste un moment inoubliable. Le moment inoubliable de l’initiation. Inoubliable parce que ce que j’ai reçu en premier ce sont des visages, des regards, des sourires, des poignées de mains, des mots de bienvenue.
Je n’ai pas ressenti que cette cérémonie m’ait conféré des dons, des secrets ou des pouvoirs particuliers ! Non, je me suis simplement senti au début d’un chemin. Qui me mènerait où? Je n’en avais aucune idée. Je vous avoue même que je n’avais pas très bien compris le concept d’initiation, tellement employé, tellement usé par ailleurs. Je n’avais pas l’impression d’avoir fait un de ces voyages initiatiques à la Robinson, à la Gulliver ou à la Ulysse ! Le mot initiation suppose un secret qu’aucun raisonnement philosophique ne peut délivrer, ni même éclairer. Sûrement pas une «pantomime», aussi bien exécutée soit-elle !
Non, à ce moment-là, tout de suite après que mes nouveaux Frères, nouveaux visages aux regards si chaleureux, m’aient accueillis en m’embrassant, comme on reçoit celui qui vient de loin et que la famille attendait avec amour, c’est à ce moment-là que j’ai compris que j’allais devoir apprendre. Quoi ? Je l’ignorais, mais une certitude déjà s’installait, je sentais que j’allais devoir apprendre à apprendre d’une manière tout à fait nouvelle. Et que, sur ce chemin d’apprentissage, il y avait d’abord et surtout, les autres, mes Frères, c’est à dire vous, vous tous mes Frères. Car il allait falloir que j’apprenne à vous connaître, à aller vers vous pour que vous puissiez venir à moi, dans ce cadre si spécifique du travail dans la Loge.
Si le but essentiel de la Franc Maçonnerie est l’émergence d’un homme nouveau, meilleur, plus humain, plus intelligent, plus humble, plus fraternel, je suis certain que ce but ne peut être atteint que par le perfectionnement de l’être au contact des autres dans la pleine reconnaissance de leur altérité. Et ceci ne peut être le produit que d’une démarche collective.
Cela suppose mes bien chers Frères que nous soyons présents dans la Loge, que nous soyons actifs dans le travail en Loge, car il n’y a pas de chemin initiatique véritable pour le Franc Maçon hors de la Loge. Tout commence et tout se fait dans la Loge. La plus pure expression de la Fraternité c’est d’être présent dans sa Loge.
Le travail en Loge aiguise notre sens de l’observation et nous incite à identifier les comportements et les situations qui nous touchent. Nous apprenons aussi à définir et à formuler clairement ce que nous souhaitons dans une situation donnée. Pour élémentaire qu’elle paraisse de prime abord, la démarche Maçonnique en Loge constitue une forme unique du travail et constitue en elle même un puissant levier de transformation.
En déjouant nos vieux schémas de défense, de retraite ou d’attaque, le travail dans la Loge nous amène à une perception neuve de nous-mêmes et des autres, mais aussi de nos intentions et de nos relations. Elle modère les réactions de résistance, de défense ou d’agressivité. En effet, lorsque au lieu de critiquer et de juger nous sommes attentifs à ce que nous observons, ressentons et désirons, nous découvrons l’ampleur de notre propre bonté naturelle. Parce qu’elle privilégie la qualité de l’écoute de soi et de l’autre, nos premières années de silence sont là pour en témoigner, la méthode maçonnique suscite le respect, l’attention et l’empathie, elle engendre un désir mutuel de donner spontanément dans l’élan du coeur.
Bien que je le présente souvent comme un «processus de communication unique en son genre» ou comme un «langage de la bienveillance envers l’autre», le travail en Loge est bien davantage qu’un processus ou un langage, c’est une invitation permanente à concentrer notre attention là où nous avons le plus de chances de trouver ce que nous recherchons, dans les rapports avec l’autre.
Conclusion
En guise non de conclusion, mais plutôt d’ouverture à la réflexion, comme de reconnaissance de l’autre dans l’au delà de l’éternité, j’emprunte à un de nos lointains Grands Anciens, l’un de ceux auxquels je et nous devons beaucoup, une fraction d’un de ses morceaux d’architecture. Ecoutez bien, le message est aussi clair que la langue est belle :
«Ce n’est que par l’assiduité que l’on prend plaisir aux travaux de l’atelier comme au commerce de ses Frères. Peu à peu, à leur fréquentation, on apprend à les mieux connaître, et apprendre à les mieux connaître c’est souvent apprendre à les apprécier. Non seulement la rencontre occasionnelle des hommes ne suffit pas à nous les révéler, mais elle nous induit maintes fois en erreur sur leur caractère ou sur leur intelligence. Un hasard malencontreux les a peut-être montrés sous un jour déplaisant et parce qu’ils ont heurté nos convictions, nous avons préjugé de leur insociabilité. La douceur des rapports maçonniques ne manque jamais d’atténuer cette première impression, elle se modifie souvent et nous avouons pour notre part que l’atmosphère des Loges nous a permis de découvrir de belles qualités chez les maçons dont l’abord inculte et l’esprit maussade systématiquement dénigreur nous avaient d’abord rebuté.
Or de quel droit des membres d’un atelier refusent-ils de communier avec la famille qu’ils ont eux-mêmes choisie? Nous savons que leur abstention n’est pas toujours de parti pris et qu’elle est souvent faite de paresse, cela ne la rend pas plus excusable. Un poste sollicité nous crée l’obligation de le remplir, mais la présence d’un maître, d’un compagnon et d’un apprenti est aussi utile que celle des officiers. On ne conçoit pas assez l’immoralité qui existe à éluder ce devoir sous le prétexte le plus futile. Etre maçon, c’est un honneur et c’est une charge, «honor, honor», disaient les Latins, et il est antidémocratique et, ce qui est plus grave, anti-fraternel au premier chef que l’on s’acquitte ou que l’on pense s’acquitter d’une charge en se contentant d’en assumer les frais en réglant ses capitations».
Albert Lantoine – 1924 14






1 «La condition humaine, écrit le philosophe Karl Popper, c’est la découverte du langage qui décrit un état de fait».

2 Troisième étape de la Formation du Philosophe Roi – « Contre Adimante : dialectique vs. Poésie » 
3 « Autrement qu'être et au-delà de l'essence » Emmanuel Levinas
4 Donald Trump en est l’exemple moderne le plus frappant !
5 «Soi-même comme un autre» Paul Ricoeur
6 La philosophie des Lumières est à l'origine de la défense des valeurs de tolérance, de liberté et d'égalité. Le siècle des Lumières proclame ainsi la nécessité d'améliorer la société, d'interdire l'oppression, de promouvoir l'égalité entre les hommes, en plaçant l'Homme au centre de la construction de la Cité, par l'exercice de sa «Raison éclairée», dans un combat contre toutes les formes de superstitions et de préjugés.

7 Notamment «L'Ethique comme philosophie première»
8 Concept sociologique qui ajoute du sens, de la finalité à l'insertion dans un système. A ne pas confondre avec la «résilience» chère à Boris Cyrulnick !
9 Les Essais, III, 9
10 Nietzche affirme, pour sa part, que notre rapport à l’autre est toujours biaisé car tourné vers la propre satisfaction de nos désirs. Le respect véritable de l’autre n’existerait qu’en maintenant une certaine distance. La volonté de fusion totale avec l’autre, en niant les spécificités de chacun, ne serait qu’une façon perverse de le posséder pour qu’il nous renvoie une «image séduisante» de nous-mêmes.
11 «L’homme neuronal»
12 On comprend tout ce que le Tchador traduit d’inhumanisation
13 En latin, «alter ego» signifie un autre moi-même, désignant une personne qui a les mêmes qualités, les mêmes caractéristiques qu'une autre ou est capable de la remplacer.
14 Fondateur en 1910 de la R.·.L.·. N°427 - Le Portique, où j’ai été initié en octobre 1983


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