Ni pour , ni contre.


Il y a maintenant bien longtemps mon intérêt pour la philosophie de l'antiquité m'avait amené à lire les dénommées "pensées pour moi même" de Marc Aurèle qui ,comme le dit le titre ,ont la particularité de n'avoir été écrites que pour lui même.

C'est un journal de réflexions purement stoïciennes qui n'était pas destiné être publié et qui, chose vraiment exceptionnelle, nous permet de pénétrer l'esprit le plus intime de l'empereur.

Dans le premier chapitre de ce journal , Marc Aurèle nomme et remercie tous ceux qui l'ont aidé à devenir ce qu'il est devenu, une quinzaine de paragraphes dédiés, chacun à une personne différente:
Son grand- père, son père, sa mère, etc. Je fus surpris de trouver dans le 4e paragraphe, donc dans une position hiérarchiquement importante, un remerciement qui à l'époque me semblas étonnant : ce texte nous dit: "De mon précepteur..... j'appris à n'avoir point pris parti ni pour les Verts ni les Bleus, ni pour les Courts ni pour les Longs-Boucliers "

Une rapide recherche m'informa sur l'identité des verts et des bleus qui n'étaient en fin de compte que les couleurs des équipes de courses de chevaux du cirque Maxime dont les factions de supporters prenaient le nom.
Les courts et les longs boucliers se referaient à l'armement de certains gladiateurs et la aussi généraient des factions distinctes de supporters.

Marc Aurèle, l'Empereur le plus puissant de son époque, homme cultivé, stoïcien pratiquant qui remercie d'avoir appris à ne pas prendre parti pour des équipes sportives !? Cela me sembla quand même surprenant et bizarre ...
Résultat de recherche d'images pour "marc aurèle"
Des années passèrent et cette anomalie resta présente dans ma tête jusqu'à ce que je me décide à essayer de trouver une clef de compréhension à la mesure intellectuelle du personnage il n'y avait à première vue que deux pistes visibles :
la première, même si improbable, était la piste sportive la deuxième , plus évidente, la piste philosophique.

Commençons par explorer la piste sportive et situons-nous à l'époque de Marc Aurèle

Je me limiterai ici à m'occuper des jeux du cirque, c'est à dire des courses de chevaux.
L?importance sociale des courses de chevaux à Rome depuis sa fondation, avait amené sa municipalité à se doter du cirque Maxime, et ce dé le 4e siècle avant notre ère.

Il pouvait selon ses configurations, accueillir jusqu’à 385000 personnes.
Rome arriva a posséder jusqu'à 12 cirques qui avaient une capacité d'Accueil pour trois quarts de sa population adulte.
Au fil du temps, cette passion romaine devint aussi celle de tout l'empire.

Cette institution ludique qui avait un composant religieux perdura ensuite à Constantinople jusqu’à la croisade de 1204 donc pendant près de 1900 ans.
Marc Aurèle ne nous parle que des bleus et des verts, mais il y avait, au début de l'Empire, quatre écuries, chacune nommée selon une couleurbleu , vert , rouge , blanc.
Par une opération dont les raisons logiques et objectives m'échappent...
... À un certain moment ... les blancs s'associèrent 'avec les verts, et les rouges avec les bleus donnant ainsi naissance à un surprenant bipartisme sportif.

Roland Auguet historien spécialiste des jeux dans l'antiquité nous dit :
"Les Romains ne prisaient que les factions. Ils se vouaient à une couleur plutôt qu?'u talent d?'n cocher et de ses chevaux et c?'taient les couleurs et non les athlètes qui pouvaient causer des rivalités et des conflits dans le cirque".

Je renonce à essayer de comprendre pourquoi des individus choisissent de prendre parti pour une couleur donnée plutôt que pour une autre et en plus... en font une appartenance.

Du reste, cette forme d'appartenance, qui n'a pas de raisons objectives intelligibles et qui est génératrice de mauvaise foi partiaire, se retrouve aussi de nos jours partout dans l'expression des opinions sociétales, politiques, sportives, religieuses, etc.

Mais revenons à nos moutons... ou mieux à nos  chevaux

Dans la pratique, ces Verts et ces Bleus qui divisaient la population de l'empire en deux étaient des factions autour desquelles gravitaient de nombreux intérêts:
paris et jeux d'argent, passion pour les chevaux et pour le sport , mais aussi 
des intérêts politiques.

En effet bien que cela ne fut une norme ou une obligation, les fans de la faction des verts se retrouvaient plus souvent parmi les groupes populaires et ceux de la faction des bleus parmi les classes supérieures.

Sans remplir exactement les critères de ce que nous entendons aujourd'hui par partis,
ces deux factions étaient, de fait, de vraies entités politiques dont les différents courants,
de par leur importance démographique, influençaient le pouvoir.
Rois, sénateurs, consuls, empereurs avaient depuis toujours parfaitement compris l''implication politique qu'avait l' allégeance aux factions du cirque, ils prenaient donc partent officiellement et supportaient activement une faction.

Les plus populistes se rangeaient derrière les verts pour flatter le peuple,
ceux au penchant aristocratique derrière les bleus.
L'image d'un pouvoir impérial tout puissant qui dominait un peuple inerte sans tenir compte de ses opinions doit donc être très nuancée.

Pour ce qui concerne ma recherche, la piste sportive se révéla en fin de compte être :

Une piste politique, on peut donc ainsi émettre l'hypothèse que pour Marc Aurèle, ne pas prendre position pour les bleus ou pour les verts, ait signifié que comme empereur de tous les Romains ils se refusât a n'être que celui des Bleus ou que celui des Verts.

C'est une explication plausible, car elle est en accord avec le caractère et les convictions de l'empereur, mais elle est insatisfaisante, car le livre de Marc Aurèle n'est pas un livre politique, mais un traitée de philosophie stoïcienne.

Explorons et décortiquons donc la piste philosophique.

Au-delà de cette " tare " qui porte les gens être pour ou contre une couleur sans aucune raison intelligible, il existe pour chacun de nous des raisons objectives et compréhensives à propos desquelles nous prétendons pouvoir être pour ou contre quelque chose.
Reste à savoir si être pour ou contre quelque chose a une quelconque légitimité ou utilité.

Les philosophes et les scientifiques, pour des raisons différentes, arrivent tous à la conclusion que l' on ne peut être "pour ou contre" quelque chose, parce que, être "pour ou contre" quelque chose, c'est émettre une opinion et comme le résumait si bien Cicéron "les sages ne peuvent avoir d'opinion"

Pourquoi sont-ils tous arrivés a cette conclusion?
Parce que selon eux les opinions proviennent de sources non contrôlées, non maîtrisées et non réfléchies, elles sont le fruit d'un ensemble de phénomènes qui influencent notre esprit.

L'expérience quotidienne, les médias, notre éducation, notre milieu social, nos préjugés polluent et altèrent profondément notre autonomie de pensée.
De manière spontanée, nous reproduisons, répétons des, jugements "tout faits"
énoncés par des personnes auxquels nous faisons confiance.

C'est tout cela qui fait que nos opinions sont structurellement fausses même si étant généralement le fruit d' un sentiment authentique et sincère elles nous semblent vraies.
à ce propos Platon disait: "étant donné que l'adhésion à une opinion ne s'accompagne pas de certitude objective, elle n'est qu'une croyance ou une illusion".

Et dans tout cela qu'en est-il de l'opinion politique ?
Sacralisée et devenue intouchable, elle ne représente en réalité que ce que l'on pense dans un groupe déterminé.

En tant qu'"opinion" elle n'échappe pas aux analyses déjà formulées ci-dessus, mais elle est ,en plus, sujette au prosélytisme des partis politiques dont le bras armé est la persuasion...
Et qui dit persuasion dite manipulation.



Les sophistes l'avaient déjà bien compris il ya plus de 20 siècles et 50 ans avant la révolution David Hume disait dans son Essai sur les premiers principes du gouvernement
«Rien ne paraît plus surprenant à ceux qui contemplent les choses humaines d'un ?il philosophique, que de voir la facilité avec laquelle le grand nombre est gouverné par le petit et l'humble soumission avec laquelle les hommes sacrifient leurs sentiments et leurs
penchants à ceux de leurs chefs. Quelle est la cause de cette merveille? Ce n'est pas la force; les sujets sont toujours les plus forts. Ce ne peut donc être que l'opinion.

C'est sur l'opinion que tout gouvernement est fondé, le plus despotique et le plus militaire, aussi bien que le plus populaire et le plus libre."

Plus près de nous et 150 après la révolution Simone Weil décrivait sévèrement cette manipulation en écrivant: "Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective, une organisation construite de manière à exercer une pression sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres. Les partis sont des organismes publiquement, officiellement constitués de manière à tuer dans les âmes le sens de la vérité et de la justice" :
je pense qu'arrivés a ce point vous allez me dire que j'exagère et qu'il doit bien avoir des opinions justes et vraies ? Et bien sûr il y en a ...
Mais, attention ! les philosophes et les scientifiques (toujours eux) ne s'en prennent pas aux opinions parce qu'elles ne sont que fausses, puisque rien ne permet d'exclure qu'elles puissent être vraies et quand c'est la cas Platon les appels les opinions droites.

L'opinion droite peut être dite "vraie" en ce que son contenu est en accord avec la réalité, mais elle ne l'est que par accident et ne peut n’être ni justifiée, ni enseignée.
Elle n'a donc pas valeur de vérité.

C'est pour cela que dans l'allégorie de la caverne, l'opinion est représentée par les ombres projetées au fond de la caverne et qui maintiennent les esclaves dans leur « prison ».
Pour Platon, l'opinion s'oppose à la science et à la raison.
Pour rentrer à l'Académie il exige que l'on soit Géomètre, car l'esprit du géomètre repose sur le raisonnement et non sur l'opinion.
Au vu de cette brève exploration philosophique

Je conclus que finalement la phrase du 4ème chapitre de Marc Aurèle n'est qu'une allégorie qui définit sa pensée au sens large, C'est pour cela qu'il donne autant d'importance à l'enseignement de son précepteur en le remerciant de lui avoir appris à s'abstenir de prendre n'importes quelles positions quand celles-ci ne sont pas fondées par des certitudes objectives, c'est une démarche de comportement fondamentale qui lui permet d' être classé parmi les sages dont parle Cicéron.


Tout cela est bien beau me direz vous, mais c'est facile , Marc Aurèle avait, depuis son jeune âge, été élevé dans la philosophie par des philosophes et en plus comme empereur il ne devait des comptes à personne...

Mais qu'en est-il pour nous  ?

Nous, nous ne pratiquons pas la philosophie et nos vie profanes se déroulent dans un monde construit pour générer des opinions.
Dans les questions concernant les sondages, statistiques, politique, interviews, sport, référendum, etc.

Les options dans le choix des réponses sont toujours, comme au temps de Marc Aurèle, seulement deux: être pour où contre.

Tout est structuré pour générer un dualisme qui emprisonne les esprits.
L'homme , de par son besoin de certitudes apaisantes, est une machine à croire et donc une proie facile.

Pourtant, l'opinion est duale:
Elle est maléfique, destructrice de liberté, et en même temps bénéfique, car indispensable à notre progression

L'opinion est maléfique quant elle fige notre pensée et quant, en nous positionnant derrière elle, elle nous porte à nous convaincre que nous détenons la vérité.

Ce faisant elle arrête le flux dynamique de la pensée et tue évolution de la spiritualité.
En bloquant notre faculté de raison elle et nous livre à la manipulation des spécialistes de la rhétorique et.... la pensée de l'autre devient notre pensée

Pour être, et rester, des libres penseurs il faut échapper à ce mécanisme

Mais comment faire ?
La suggestion nous vient directement des philosophes et scientifiques
(c'est la dernière fois que je les nomme ) qui, même si ils considéraient que les opinions étaient fausses, savaient aussi qu'elles sont spirituellement et physiologiquement inévitables :

l'homme génère constamment des opinions même si il ne le veut pas et ce mécanisme involontaire est indispensable à son évolution intellectuelle.
Trompe toi, mais rapidement ! ... Me disait un de mes professeurs,
ce qui supposait déjà qu'il faille que me je rende compte de m'être trompé ...
Mais surtout que je garde toujours à l'esprit que mes opinions étaient probablement intrinsèquement fausses.

"Chaque erreur est une renaissance" affirme le Bouddha",
et " nul ne t'oblige à dire que ce qui est faux ... est vrai" insiste Épictète

Le problème de l'opinion n'est donc pas en ce quelle est mécaniquement intrinsèquement fausse, mais dans la conscience que nous avons de cette possibilité.

Le chemin de la recherche de la vérité ne peut être qu'une succession dynamique d'opinions que nous remettons constamment en question, l'opinion n'est qqu'n moyen et
ne peut ni doit être une fin, la méthode pour y arriver ? Nous devrions ici tous la connaître, car nous la vivons

Descartes nous dit :

Ayant été enfants avant que d'être hommes, nous n'avons pas pu faire autrement que d'écouter et de croire ce qu'on nous disait et de le tenir pour vrai.
Si nous avions d'emblée eu l'usage de notre raison dans toute sa force à notre naissance, il ne serait peut-être pas nécessaire de faire de la philosophie, c'est-à-dire... de faire le ménage dans notre esprit et de se mettre à douter de la valeur de nos opinions.

Il fait référence à une voie symboliquement maçonnique qui est celle de la renaissance.
De par notre initiation nous avons l'occasion unique et le privilège de voir de nouveau le jour et comme Descartes le dit si bien il se présente ainsi à nous l'opportunité de "faire le ménage dans notre esprit et de se mettre à douter de la valeur de nos opinions".

D'ailleurs , dans cette nouvelle vie qui s'ouvre à nous... nous ne savons ni lire ni écrire, comment pourrait-on dans un tel état d'ignorance prétendre avoir une quelconque opinion.

Mais le plus important est que, pour nous aider à grandir de nouveau sur de nouvelles bases nous utilisons un rite qui est articulé autour d'un élément fondamental :

le Silence

Le Temple est un espace sacré dédié au Silence.

Le Silence nous contraint à écouter durant tout notre apprentissage, mais aussi et surtout entre chaque prise de parole il permet à la raison de faire le ménage dans nos certitudes.

la parole circule dit le vénérable maître ! quant elle a fini de circuler, on entendrait presque s'entrechoquer les pensées... rien n'est plus pareil dans nos têtes

C'est l'alchimie de l'altérité dans le Silence les opinions des autres modifient ou contredisent nos propres opinions.

Dès lors, nos opinions cessent d'aller de soi, ne serait-ce que parce qu'elles ne sont plus les seules.

C'est le progrès grâce à l'opinion de l'autre, un système paradoxal dans lequel la confrontation d'opinions qui peuvent être intrinsèquement fausses...
Conduit à un peu plus de vérité.

« Tout ce qui existe n'existe que grâce aux contraires. C'est la tension entre les contraires qui engendre la réalité. » nous dit (Héraclite) pour qui, l'opposition des contraires se résout en une unité fondamentale qui s'identifie au feu divin.

Héraclite semble ainsi il y a 25 siècles avoir fait la description d'un pavé mosaïque, car c'est aussi l'opposition des opinions qui est contenue dans le dualisme de sa structure

Le maître du soufisme Djalal al-Din Roumi  décrit le rapport que nous avons avec nos opinions avec une allégorie extraordinaire

il dit :
« La vérité est un miroir qui s'est brisé en tombant de la main de Dieu, chacun en ramasse un fragment et dit « que toute la vérité s'y trouve »

Notre devoir de Franc maçon est de ramasser les fragments du miroir, mais de les recoller et de les assembler pour que celui-ci retrouve son aspect originel.

Pour conclure une phrase d'un grand maître de l'ironie, Coluche,

Phrase qui devrait toujours être à la portée de notre esprit

« Je ne suis ni pour ni contre, bien au contraire ! »



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